"Jamais, depuis que Mitterrand a tué le Parti communiste, en 1981, une élection n'a été aussi atypique et incertaine". L'appréciation est portée par un expert renommé d'un grand institut de sondage. Cette observation résume, de façon élégante, l'embarras dans lequel se trouvent les spécialistes des études d'opinion. Elle met en évidence la complexité à "pré-analyser" le second tour d'un scrutin qui, pour la première fois, rassemble des situations inédites ayant pu se produire isolément dans le passé.
Ce tour décisif des élections régionales peut, effectivement, plonger dans la perplexité. La conjonction de plusieurs paramètres peut faire basculer, majoritairement, les résultats dans le même sens s'ils s'additionnent les uns aux autres... mais ils peuvent dessiner aussi une carte régionale surprenante, et insoupçonnée il y a quelques semaines encore, s'ils s'annulent les uns les autres. En clair, tout est possible... ainsi que son contraire !
Dans aucune des consultations précédentes, il n'était arrivé que le Front national soit en tête dans la moitié des régions métropolitaines. Il n'était jamais arrivé, non plus, que le Parti socialiste se retire, purement et simplement, du second tour dans un tel scrutin. Comme il n'était jamais arrivé, depuis le premier scrutin de 1986, qu'une liste se maintienne contre l'avis des dirigeants de son parti : le PS dans le Grand Est.
L'extrême droite fait le "chamboule-tout"
Acquise à la droite aux élections de 1986 et 1992 (elle détenait 21 des 26 présidences), la France régionale s'est rapprochée d'un équilibre gauche-droite (10 contre 15) au scrutin de 1998 avant de basculer à gauche (23 présidences) en 2004 et de s'y maintenir en 2010. La réforme de 2014 a fait passer le nombre de régions, par regroupement, de 22 à 13 en métropole mais la Corse est une collectivité territoriale à statut particulier. L'hypothèse selon laquelle l'extrême droite pourrait mettre un terme à ce partage entre la gauche et la droite est sur le tapis en 2015. De même que celle, plus probable encore, d'un recul très notable - c'est un euphémisme ! - de la domination de la gauche.
Les principaux paramètres qui rendent ce second tour atypique en font une équation à... quatre inconnues au moins. Une de celles dont les mathématiciens ne pourraient pas venir à bout. Il s'agit de l'évolution de la participation, du fonctionnement des reports de voix à l'intérieur d'un même camp, du transfert hypothétique de voix d'un camp dans un autre et de l'existence ou non d'un "plafond de verre" pour une formation politique donnée. Tentons de les passer en revue.
Influence d'une variation de la participation ?
Au premier tour, la participation a frôlé la barre des 50% avec un taux de 49,91%, soit 3,58 points de plus qu'en 2010 où elle était de 46,33%. Il y a 5 ans, au second tour, la participation avait grimpé de près de 5 points pour se fixer à 51,21%. Le même phénomène d'accroissement de la mobilisation va-t-il se produire ? Selon plusieurs experts, il est probable, compte tenu des enjeux, qu'une frange d'abstentionnistes du premier tour se déplace au second.
Il est difficile, voire impossible, de dire avec pertinence quel camp en bénéficierait le plus. Certains viendront pour "voler au secours de la victoire". D'autres préfèreront exprimer un "vote de barrage". Certains choisiront, au contraire, un "vote de soutien". Quoi qu'il en soit, des études s'accordent à dire qu'un regain de participation se répartit, à peu de choses près, de façon équilibrée. Sauf cas extrêmes...
Influence du report des voix dans un camp ?
C'est un des enjeux majeurs à gauche. De la qualité du report des voix écologistes d'Emmanuelle Cosse et Cécile Duflot , de celles du Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon et du Parti communiste de Pierre Laurent - "la gauche de la gauche" -, voire même d'une minorité de celle de l'extrême gauche trotskiste (Lutte ouvrière, seule organisation présente au premier tour, ne donne aucune consigne de vote), de cette qualité en pourcentage, donc, dépend très largement la remontée des listes de gauche. Ce report oscille, selon les sondages, de 6 à 7 électeurs sur 10.
A droite, la situation est plus compliquée car l'alliance avec le centre s'est faite dès le premier tour. Les réserves sont mécaniquement bien inférieures, en prenant en compte les voix qui se sont portées sur Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan. Le FN, lui, ne dispose d'aucune réserve visible et quantifiable. Il ne peut compter que sur une part d'un éventuel regain de mobilisation ou d'un transfert marginal venant d'autres listes.
Influence du transfert dans un autre camp ?
C'est dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d'Azur que la situation de duel est la plus complexe pour la droite. Xavier Bertrand et Christian Estrosi (Les Républicains) doivent compter sur les électeurs de gauche privés de liste pour espérer l'emporter : ceux-ci ne feront pas un "vote d'adhésion" mais ils formuleront alors probablement, à contre-coeur, un "vote de raison". Les derniers sondages réalisés dans ces régions donnaient un léger avantage à la droite sur l'extrême droite. Avantage situé dans la marge d'erreur !
La situation est cornélienne pour électeurs de gauche d'Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine où Jean-Pierre Masseret (PS) se maintient contre l'avis de son parti. Arrivé troisième, loin derrière les deux premiers, il provoque ainsi une triangulaire favorable à celui qui est arrivé en tête. Mais la direction du PS appelle à voter pour Philippe Richert (Les Républicains) qui a été devancé par Florian Philippot (FN) au premier tour. Là aussi, un sondage le donne battu... dans la marge d'erreur !
Existe-t-il ou non un "plafond de verre" ?
Plus que jamais, le second tour de ces régionales va donner l'occasion de voir s'il existe ou pas un "plafond de verre" pour le Front national. La question est de savoir, en effet, si dans un duel de cette importance, l'extrême droite peut franchir la barre des 50% qui désigne le vainqueur. On comprend toute l'importance de la question dans la perspective de la prochaine élection présidentielle. Dans le cas des régionales, Marine Le Pen et sa nièce ont rassemblé plus de 40% des suffrages exprimés au premier tour et elles se trouvent en duel au second.
La mobilisation, la participation et les reports ou transferts de voix leur seront-ils favorables... ou fatals ? Dans la première hypothèse, les dirigeantes de l'extrême droite montreraient qu'elles peuvent effectivement crever ce "plafond de verre". Dans la seconde, elles démontreraient que même en partant avec un capital de 40% des voix - score difficilement atteignable au premier tour de la présidentielle -, elles ne peuvent se hisser jusqu'à 50% plus une voix. De quoi, dans les deux cas, fournir de la matière pour les chercheurs et les experts.