Une partie de la gauche et l'extrême droite s'uniront-elles politiquement, un jour, dans leur bataille contre l'euro ? La question n'est plus vraiment iconoclaste depuis que Jacques Sapir y a apporté une réponse positive sur son blog RussEurope. Il y met les formes, en utilisant un futur et un conditionnel légèrement hypocrites qui n'ont pas abusé ses propres amis. Qui est Sapir ?
C'est un économiste dit "hétérodoxe", spécialiste de la Russie et russophile, situé à gauche de la gauche, pour qui le Front national à les yeux de Chimène. Le parti de Marine Le Pen aime à citer cet "anti-euro" qui fut un soutien du Front de gauche (2008), puis de Mélenchon, avant de prendre ses distances (2013) avec l'ancien candidat à l'élection présidentielle pour se rapprocher du souverainiste Dupont-Aignan. En 2014, Moscovici, qui occupait alors Bercy, l'avait qualifié d'"économiste d'extrême droite". Cela avait soulevé un tollé à gauche.
Dans un long texte publié sur son blog, le 23 août, Sapir préconise de s'attaquer à l'euro "directement" - il s'agit d'un de ses chevaux de bataille favori -, pour ouvrir "une brèche dans le système institutionnel". Pour y parvenir, il milite pour des "alliances" dans chaque pays européen permettant de créer des "fronts de libération nationale". Il n'hésite pas à faire une analogie avec le CNR (Conseil national de la Résistance, lors de la Seconde Guerre mondiale, en France). Cette comparaison suggère implicitement que le pays est occupé.
"Marcher séparément et frapper ensemble"
Reprenant à son compte la terminologie communiste révolutionnaire - "marcher séparément et frapper ensemble" - il indique que les composantes, de droite et de gauche, de ces "fronts" n'ont pas besoin d'être d'accord sur tous les sujets ou d'avoir un accord programmatique complet. En sus, Sapir défend une tactique chère à l'extrême gauche trotskiste : "détacher du Parti «socialiste» certains de ses morceaux". Son front "anti-euro", et c'est la nouveauté cette fois, va jusqu'à l'extrême droite.
"Mais on voit bien, écrit-il en effet, qu’à terme sera posée la question de la présence, ou non, dans ce «front» du Front National ou du parti qui en sera issu et il ne sert à rien de se le cacher. Cette question ne peut être tranchée aujourd’hui. Mais il faut savoir qu’elle sera posée et que les adversaires de l’euro ne pourront pas l’esquiver éternellement. Elle impliquera donc de suivre avec attention les évolutions futures que pourrait connaître ce parti et de les aborder sans concessions mais aussi sans sectarisme."
Sans doute conscient du trouble que peut causer dans sa sphère d'influence intellectuelle une telle idée de rapprochement, "l'économiste atterré" qu'est Sapir fait mine de nuancer son propos dans un entretien publié sur le site du magazine Causeur. Il insiste sur l'expression "à terme" et sur le verbe être conjugué au futur - "sera" - pour bien marteler que "tout dépendra de l’évolution à venir du Front national". Malheureusement, dans un autre entretien, avec Libération cette fois, il déclare : "on ne peut plus nier que le FN ait changé ces dernières années". Cette forme d'aveu, alors même que rien n'a été modifié dans le programme de ce parti, anéantit l'habillage sur "les évolutions futures".
"Un sentiment de décomposition, de brouillage idéologique"
Etonnante sur le plan intérieur de la part d'un homme qui se dit "de gauche", la propostion des "fronts" de Sapir l'est aussi dans le domaine de la politique économique européenne. Comme le souligne l'historien Nicolas Lebourg dans un article du site Slate, ce "rassemblement de lutte contre l’euro-libéralisme est, sur le plan concret des forces politiques, aussi anachronique qu'irrationnel". En effet, il suffit de consulter la liste des alliés du FN au Parlement européen pour se rendre compte qu'ils sont tous, peu ou prou, des tenants du libéralisme... comme le Front national lui-même.
Dès lors, il n'est pas surprenant que l'affirmation de cette dérive - Sapir, depuis plusieurs années, entretient une ambiguité, en ne prennant aucune distance par rapport aux éloges dont il est l'objet de la part de l'extrême droite - déconcerte, voire désarçonne, ses amis politiques de la gauche radicale. Beaucoup restent sans voix. Interrogé par "Le Monde", Eric Coquerel, coordinateur national du Parti de gauche de Mélenchon, considère qu' il s’agit d’une "aberration". Porte-parole d'une autre composante du Front de gauche, Clémentine Autain y éprouve, pour sa part, "un sentiment de décomposition et de brouillage idéologique".
Ce brouillage n'est pas sans rappeler un précédent vieux d'une quinzaine d'années. Il concernait une figure de l'anarcho-syndicalisme en Loire-Atlantique, Alexandre Hébert. Ancien dirigeant du syndicat Force ouvrière (FO), adepte du lambertisme (une des tendances du trotskisme français) et europhobe patenté, Hébert faisait vivre une connivence à peine cachée avec l'extrême droite. Au point de s'exprimer dans les colonnes de l'hebdomadaire du Front, "Français d'abord", comme le racontait Libération, en 1999. Mais comparaison n'est sans doute pas raison !