Depuis quelques jours, il se passe, en France, quelque chose qui serait inconcevable dans n’importe quelle autre démocratie développée ! Un ancien chef de l’Etat, membre de droit du Conseil constitutionnel, joue - volontairement - le rôle d’arbitre des élégances entre des rivaux qui se déchirent pour lui succéder à la tête du parti qu’il a présidé directement de 2004 à 2007 et indirectement de 2007 jusqu’à son échec de mai 2012.
Depuis que le processus de succession a été lancé, Nicolas Sarkozy a fait savoir, via son entourage, que la joute entre François Fillon et Jean-François Copé ne le laissait pas indifférent. Non seulement, c’est son droit, mais encore c’est parfaitement compréhensible. Cependant, l’intérêt initial s’est vite transformé en interventionnisme actif.
L’ancien président de la République n’a rien fait pour démentir ou faire démentir les encouragements décernés, les conseils prodigués ou les voies de recours suggérées. Il a même médiatisé un déjeuner avec son ancien premier ministre pour mieux faire savoir qu’il était favorable à une nouvelle consultation - manière de désavouer Copé, président mal élu - et hostile à une action en justice - histoire de contrer Fillon et de préserver l’UMP.
On ne peut pas dire que cette débauche d’énergie soit précisément frappée du sceau de la neutralité et de la réserve qu’on pourrait attendre d’un membre de cette éminente juridiction de la République. On pourra rétorquer, comme le fait ici un professeur de droit constitutionnel interrogé par Vincent Matalon sur Francetv info, que « rien n'empêche » Sarkozy « d'exprimer une opinion politique ou d'intervenir dans les affaires de l'UMP », sans doute au nom du principe juridique de base disant que « tout ce qui n’est pas interdit est autorisé ».
Une pratique discutable devient-elle un acquis ?
Et ce juriste d’ajouter que « si les prises de position étaient interdites, cela reviendrait à transformer les membres du Conseil constitutionnel en témoins muets de la vie politique française ». Peut-on, en retour, faire remarquer qu’on demande moins aux « Sages » de la rue Montpensier, où siège le Conseil, d’être les « témoins muets de la vie politique française » que les acteurs actifs de la conformité constitutionnelle et les juges sourcilleux du contentieux électoral.
Finalement, ce n’est pas parce que les anciens présidents de la République, membres de droit du « Conseil » - le fondateur de la Ve République n’y a jamais siégé après son départ du pouvoir en 1969 -, sont, en quelque sorte, sortis de clous, que cette pratique discutable doit devenir un fait acquis. Et accepté, sans faire l’objet d’un examen critique.
Effectivement, tant Valéry Giscard d’Estaing en faveur de Sarkozy en 2007 et en 2012 que Jacques Chirac en faveur de Hollande – par boutade, par égarement ou par vengeance ? - cette année, ont pris position publiquement dans le débat électoral de la présidentielle. Ni l’un ni l’autre n’avait à le faire. L’avoir toléré était-ce le signe implicite d’un accord ?
S’il est toujours périlleux de faire parler les morts, on peut toutefois se demander si les signataires du décret du 13 novembre 1959 sur les obligations du Conseil constitutionnel - Charles de Gaulle et Michel Debré, son premier ministre – avaient seulement imaginé que de futurs ex-présidents devenus « Sages » s’impliqueraient autant dans la « cuisine » des partis. S’ils avaient bien prévu une possibilité de manquement au devoir de réserve auquel oblige la fonction, ils sont restés assez évasifs sur le déclenchement du mécanisme de mise en œuvre d’éventuelles remontrances, voire d’hypothétiques sanctions.
La Commission Jospin tranche dans le vif
La question de la place des anciens chefs d’Etat au sein de cette institution vaut d’être posée. Et, justement, les membres de la Commission Jospin sur la rénovation et la modernisation de la vie publique se la sont tellement posée qu’ils proposent d’y apporter une réponse. C’est bien qu’ils y voient une incompatibilité au regard « des problèmes que le constituant de 1958 n’avait pas anticipés ».
Cette commission suggère donc de trancher dans le vif, en supprimant la catégorie des membres de droit siégeant au Conseil constitutionnel, et en interdisant l’exercice de toute activité de conseil à ses membres. Avec application immédiate. Il se trouve que Sarkozy porte une double casquette : il est en même temps membre de droit et avocat, une profession qui fait commerce du conseil. Une telle évolution appellerait une révision de l’article 56 de la Loi fondamentale.
Hasard du calendrier ou ironie de l’histoire, le chef de l’Etat rencontre, cette semaine, les représentants des organisations politiques, du Parti de gauche de Mélenchon au Front national de Le Pen, pour recueillir leurs appréciations sur les propositions de la Commission Jospin. Dont celle-ci. Hollande n’aura probablement pas manqué d’en parler avec Copé, Jacob, patron des députés UMP, et Gaudin, chef de file des sénateurs du même mouvement.
Comme les nouveaux statuts de l’UMP indiquent (article 33) que le bureau politique accueille en son sein les anciens présidents de la République, s’ils sont membres de ce parti évidemment, Sarkozy pourrait ainsi troquer un siège contre un autre.