Une fois n’est pas coutume, et ce n’est pas plus mal, pas ou peu de faits divers entourant la police. Aussi, si l’on veut un peu d’actualité, il faut aller voir un peu plus loin, dans le fonctionnement de l’institution. Ou, plus exactement, dans le fonctionnement de ses outils de travail.
Ainsi, la presse se fait l’écho, ces jours derniers, de l’échec du projet baptisé « Scribe », lequel est censé être utilisé par les enquêteurs, afin de rédiger les procédures judiciaires soumises à la justice.
Si j'en crois le Larousse, la définition du mot "Scribe" peut être multiple:
- 1. En Égypte ancienne, personnage important d'une administration chargé de la rédaction de divers textes.
- 2. Dans les écrits du Nouveau Testament, docteur juif, interprète officiel des saintes Écritures.
- 3. Familier. Employé aux écritures ; celui qui écrit pour quelqu'un d'autre.
- 4. Familier. Écrivain public.
A y regarder de plus près, sur la photo, on pourrait y voir un homme "zen", et pourtant, coté enquêteur, c'est loin d'être le cas.
Voilà donc un nom qui aurait pu être évocateur, si...
C’est aujourd'hui sur une facture de près de 12 millions d'euro, qu’il faut s’asseoir, coté institution. Mais surtout, à mon sens, coté enquêteur, c’est un échec de plus dans la conception de ce logiciel ; et cet échec n’est pas le premier, loin s’en faut.
Il faut remonter dans les années 2000, pour voir, dans les commissariats, le logiciel « LRP », premier du genre, qui a le mérite d'informatiser la procédure. Le logiciel révolutionne quelque peu les usages pour, finalement, satisfaire la grande majorité de ses utilisateurs. Pour avoir connu et utilisé l'outil, il avait le mérite d’exister, d’être assez simple à utiliser. Pour autant, utilisé par les commissariats, il était plutôt délaissé par les services spécialisés comme la PJ, les enquêteurs préférant rester sur des choses plus simples, pratiques et surtout plus « jolies », comme ce qui reste faisable à partir de logiciels de traitement de texte classiques. Ainsi, chaque enquêteur avait alors un certain nombre de "modèles" de PV.
Puis est arrivée une volonté de centraliser les données, mais aussi d’avoir un outil qui soit un peu plus moderne, et utilisable par l'ensemble des enquêteurs, d'où qu'ils viennent. En effet, le LRP était conçu sur une base « MS-Dos », lequel était alors une espèce de « sous-couche » d’un ordinateur fonctionnant sous Windows ; au moins jusqu’à Windows XP. Pas de souris, tâches exécutées en ligne de commande, bref, ça commençait à faire vieillot. Place à la modernité.
Arrive alors un nouveau projet : l'Application de Recueil de la Documentation Opérationnelle et d'Informations Statistiques sur les Enquêtes. ARDOISE.
Au-delà de la rédaction de procédure, il doit être en capacité d’implémenter avec, coté « police », le STIC (Système de Traitement de l’Information Criminelle), lequel recense alors tous les antécédants des mis en cause, mais aussi les plaintes des victimes. Et de l’autre coté, son équivalent coté gendarme : JUDEX. L’objectif est, ici, d’éviter la saisie manuelle, à deux reprises, des mêmes informations. D’un coté, l’enquêteur dans sa procédure. De l’autre, un administratif, afin d’alimenter la base de données. JUDEX et STIC sont alors réunis sous un seul et même logiciel : le TAJ (Traitement Automatisé Judiciaire).
Non seulement les démonstrations d'ARDOISE sont lancées dans les services, mais aussi, et surtout, les formations. Un grand nombre de policiers vont donc aller se former à l’utilisation de ce nouvel outil. Sauf que… c’était sans compter quelques « détails », puisque le logiciel ne passe pas l’étape « CNIL ». Alors même que certains services utilisent déjà ARDOISE, nait une polémique, puisque le logiciel permet, comme les projets CRISTINA et EDWIGE, pour les services de renseignement, de recenser un certain nombre de détails quant aux personnes visées par la saisie d'un certain nombre de données. Et notamment, pour les enquêteurs, les victimes ou mis en cause. Il ne s'agissait pas, ici, de ne rentrer que des données nominatives, ou encore la date et lieu de naissance, voir la filiation. Il était question, potentiellement, d'intégrer des données comme l'orientation sexuelle, membre d’un parti politique, handicap… Nulle volonté, ici, de ficher, mais plus de permettre de recenser des détails pouvant permettre de caractériser un certain nombre d'informations (à titre d'exemple, est-ce qu'une personne a été victime de violences à raison de son appartenance à un parti politique, ou sa religion?).
Pourtant, la polémique est trop importante, on y voit ici un moyen de "ficher" les français; la Ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie, met fin au projet en 2008.
Arrive alors son successeur. Nous sommes en 2010. Il s’appelle LRP-PN. Et, en 2012, il fait même l’objet d’articles, notamment du Figaro , façon de faire oublier les déboires d'ARDOISE. Ca y est, ça va marcher.
Sauf que, cette fois-ci, l’outil cumule, à la fois les plantages, une lourdeur, mais aussi des problématiques liées à sa propre mise à jour, lorsque surviennent de nouveaux textes. Bref, ça ne marche pas. Le logiciel est conçu pour plein de choses, mais certainement pas ses utilisateurs. Et encore moins en PJ, pour laquelle la rédaction est un outil du quotidien.
Et même si la PJ est fortement incitée à utiliser le logiciel, les réticences sont encore nombreuses.
Ainsi, en 2017, arrive un nouveau « nom de code » : SCRIBE. A l’issue d’un appel d’offre, c’est la société CAPGEMINI qui obtient le marché.
Pourtant, 12 millions d’euro plus tard, ça ne fonctionne pas.
L’échec semblait déjà de mise il y a quelques mois, à l’annonce, par le Directeur Général Adjoint de la Police, de la suspension du projet, et depuis le printemps 2021. Entre temps, un nouveau directeur de projet est arrivé, et le tout a été confié à la Direction Centrale de la Police Judiciaire.
Mais, semble-t-il, le mal était déjà fait, et les problèmes bien trop profonds pour que le logiciel soit lancé en production.
Et maintenant ? Il semblerait que l’on se dirige vers un nouvel appel à projet. En espérant que les enquêteurs disposent bientôt d’un outil adapté à l’usage qu’ils en font. C’est-à-dire quelque chose qui ne soit pas juste un outil statistique de la hiérarchie, mais bel et bien un logiciel qui soit utile aux enquêteurs, qui les aide dans leur quotidien.
Et c’est précisément sur cela que devront s’appuyer les décideurs : le terrain. Les utilisateurs.
En espérant que les erreurs du passé ne se reproduisent pas. Parce qu’il faut tout de même rappeler que ces mêmes enquêteurs subissent déjà, depuis quelques années, la PNIJ, Plateforme Nationale des Interceptions Judiciaires laquelle, du point de vue « interceptions », est un vrai problème, occasionnant un surplus de travail là où cela ne manquait déjà pas. Et, lorsque l'on parle de malaise des enquêteurs, au sein de la Police Nationale, ses logiciels susceptibles de leur faciliter la vie ne font finalement que faire l'inverse.
Et, enfin, difficile de ne pas penser au logiciel CASSIOPEE, (Chaine Applicative Supportant le Système d’Information Oriente Procédure pénale Et Enfants), lequel est en production au ministère de la justice. Logiciel qui a ce point commun avec la police, que de ne pas être fait pour ses utilisateurs, bien au contraire.
Bref ; SCRIBE version X. A quand un logiciel qui fonctionne, pour la police nationale?