Ce mal qui nous éloigne

38ème jour de confinement. Ou 39. Ou peut-être un peu moins, voir un peu plus. Je ne sais plus. A vrai dire, je n’ai pas compté. Une chose est certaine, c’est long. A tous les niveaux. Et probablement pour tout le monde.

Alors que les jours s’égrenaient encore à un chiffre, j’accordais une importance particulière à la conférence de presse du Directeur Général de la Santé. Tous les soirs, à une heure quasi fixe, j’allumais ma télé, afin d’observer les courbes, cherchant à tout prix à partir de quel moment elles s’inverseraient. Une recherche d’espoir, en quelque sorte. Une note positive.

Le matin, pendant mon petit déjeuner, je surfais sur les sites qui permettaient d’observer les courbes. Le nombre de personnes atteintes par ce virus, les admissions en hôpital, les fluctuations de patients en réanimation, le nombre de décès. La comparaison entre la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… Comment se comporte notre système de santé, comparé aux autres pays ? Bref, je cherchais.

Et puis j’avais eu l’idée de l’écriture d’un polar, sur fond de COVID. Tous les jours je prenais des notes, ici ou là sur l’évolution de la situation. Je commençais l’ébauche de mon texte.

J’ai arrêté. Tout.

Cette information qui tourne en boucle autour d’un seul sujet depuis des semaines est épuisante, moralement. Asphyxiante. Anxiogène. Avec cette sensation de s'écouter, bien plus que d'habitude. Bien trop. Et trouver à chaque truc un peu inhabituel de son corps, une suspicion de virus.

Qu’il est difficile de voir le bout du tunnel.

Même si les courbes semblent commencer à s’inverser, toujours ce compteur de décès, au quotidien. Ce nombre désormais à cinq chiffres. Toujours grandissant. Chaque jour encore plus choquant que la veille.

Et puis, au milieu, ce sentiment qui m’anime depuis le début : l’inutilité. Un mal de vivre, pour moi. L’envie, à cet instant, de remettre une tenue (même si ça fait près de 20 ans que je n’en ai plus mise) et d’aller aider mes collègues. Oh, point d’ennui, jamais. J’ai toujours quelque chose à faire. A commencer par mon travail. A domicile, je travaille tout de même. De la lecture, de l’écriture, des jeux, des séries… Et puis, une semaine sur deux, la présence de mes filles ; avec une partie de mon temps tournée, comme beaucoup de parents, vers l’aide au devoir.

Les activités ne manquent pas. Non, le problème n’est pas là. Point d’ennui.

Et puis, je cogite. Beaucoup. On a finalement le temps de ce qu’on ne peut jamais faire. Penser. Le temps d’envisager de nombreuses reconversions. Qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. Bref, ça part dans tous les sens.

Alors, j’observe la société. Et ça ne fait pas forcément du bien. Cette sensation qu’on avance toujours un peu plus dans un monde où l’on est obligé de tout voir en noir et blanc, sans aucune nuance. Ce sentiment, diffus, qui s’accentue jour après jour. L’inexorable.

Ici, des avocats qui se lâchent vis-à-vis des magistrats. Là, une enseignante qui part à la dérive en donnant une coloration à des faits-divers très éloignée de la vérité. Ici des policiers qui dézinguent des avocats, les agents du public contre les agents du privé. De ce que je constate, des professions entières qui se sentent, jour après jour, critiquées, mal-aimées. C’est le cas des avocats, des policiers, des magistrats. Pour celles, au moins, que je connais. D’autres qui se sentent juste oubliées. Les greffiers.

Et tout ça a pour conséquence qu’on se replie. Tous. Entre nous. Avec ceux qui nous ressemblent. Parce que l’on se sent moins seul, parce que l’on se sent plus fort. Parce que l’on se protège, en quelque sorte, comme si le nombre nous faisait bouclier. Point de critique ici, après tout, c’est juste humain. Juste l’envie de se dire que non, on n’est pas « ça », non, on n’est pas réduit à ce qui transparaît de la critique, qui nous apparaît si injuste devant tant d’investissement personnel.

Parce que ces professions ont toutes un point commun. Chacun donne de soi. C’est, finalement, ce qui nous anime tous, que nous soyons magistrats, greffiers, avocats, policiers, gendarmes, CPIP (pardonnez-moi si j’en ai oublié)… Tous nous travaillons pour une société que nous voulons meilleure. Donc pour le bien commun. Pour les autres. Surtout.

Aussi, nous avons tous notre expérience qui plaide pour ce qu’on exprime. Et probablement, aussi, des biais. Forcément.

Probablement que dans ce moment où l’on se défend contre tout et contre tous, avons-nous parfois du mal à distinguer ce qui sépare la critique constructive, de celle qui ne l’est pas. Tout ce qui est argumenté n’est pas forcément du juste. Mais qu’est-ce que le juste, en fait ?

Probablement, cette défense des uns contre les autres nous fait-elle parfois tomber dans ce qu’on appelle le corporatisme. Peut-être, et je dis bien « peut-être », qu’à cet instant, l’on perd de vue l’intérêt général, au profit de la défense de notre corporation. Au risque de défendre l’indéfendable, si l’on n’y prête attention. Parce qu’on s’est éloigné de nos repères. De ce qui va bien au-delà d'une profession.

Peut-être…

Peut-être aussi n’avons-nous pas, tout simplement, la même vision quant aux moyens à mettre en œuvre pour que la situation commune, en fait la Société, soit meilleure.

Peut-être. Surement, même.

Ne soyons pas naïfs. Il y a parmi nous des mauvais. Des méchants. Des fainéants. Des carriéristes. Et peut-être même que l’on est tous, à un moment ou un autre, dans l’une de ces catégories (bon, certains plus que d’autres, ou plus longtemps lol). Après tout, ne dit-on pas qu’on est toujours le con de quelqu'un d’autre ? On oublie souvent la deuxième partie de la phrase « Le tout est de ne pas être celui de tout le monde ».

La société, parlons-en. Elle livre des antagonismes qui s’exacerbent chaque jour. On la voit sous tension. Les crises se succèdent. Et chacune d’elle semble accélérer le déclin. Chaque crise fragmente un peu plus ce vivre ensemble.

Cela me fait penser à cette phrase, lue dans un article écrit par le Dr Christian Lehmann, avec Franck, lui aussi médecin. « Le COVID est un mal qui nous sépare ». C’est vrai. (entre nous, je vous conseille de lire ce papier,)

De par la distanciation sociale qu’il nous impose, le confinement que nous vivons tous en fonction de notre situation ; de par ces gestes du quotidien qu’on ne peut pas, ou plus faire. Ces gestes d’amour, d’étreinte, qu’habituellement, l’on peut vivre sans fin. Cent fois, ou sans faim.

Dans l’autre réalité, celle que nous vivions avant ce mal-là, notre société était déjà séparée. Déjà malade. Sauf que le virus s’appelle "extrémisme". N’ayez crainte, nul besoin de religion, ici. Celui-là vient se cacher partout, et dans toutes les thématiques.

Partout où l’on voudrait nous faire oublier toutes les nuances qui composent notre paysage. Celui qui consiste à dire LA police, LES magistrats, LES avocats.  Celui qui tend à faire chacun de nous des clones, les uns des autres, en ce que nous serions caractérisés par notre seule profession.  Tout ce qui tend à nous résumer par une seule une partie de notre situation sociale, de notre éducation, de notre religion, où de l'endroit où nous sommes nés, où nous habitons.

Cette maladie, celle qui consiste à se complaire dans les généralités. Celle qui consiste à s’appuyer sur des idées reçues. En oubliant toutes ces nuances de gris. Pour, finalement, obliger chacun à choisir son coté. Son « camp ».

Alors, l’on nous promet un "monde d’après qui n’aurait rien à voir avec celui d’avant".

Mais pour exister, ce nouveau monde, il devra apprendre. D'abord.

Apprendre de ses erreurs. Beaucoup.

Apprendre à se garder des généralités, ensuite. Des cases bien trop carrées, probablement bien trop petites, où l’on voudrait y mettre les autres qui ne nous ressemblent pas.

Au final, plus que la peur de l’autre, dans la généralité qu'on veut bien en faire, il faudra peut-être apprendre de qui il est. Chercher à le comprendre, savoir comment il s'est construit. Et peut-être que là, nous arriverons à avancer. Peut-être que là, effectivement, le monde d’après ne sera plus tout à fait le même que le monde d’avant.

A ce moment-là, nous aurons vaincu bien plus qu'un virus.