L'information en continue. Naufrage.

crédit: ANDY BUCHANAN / AFP

16h ; c’est le temps qu’il aura fallu pour que l’intégralité de la presse française passe d’une affirmation « ARRETE », à la réalité. Un naufrage.

Et ce terme n'est pas adossé aux policiers qui, selon les chaines d'information en continue, étaient "en route", 12 heures durant pour traverser la Manche.

Non, Xavier Dupont de Ligonnès n’a donc pas été arrêté. Et pourtant, toute la sphère média était en boucle. Editions spéciales en direct des plateaux télé, envoyés spéciaux, "une" de toutes les couvertures des journaux, emballement des réseaux sociaux.

LES FAITS

Rappel des faits : 21 Avril 2011, cinq membres d’une même famille sont retrouvés assassinés chez eux. La mère et ses quatre enfants, âgés de 20, 19, 17 et 14 ans. Le père est absent.
Les corps de la famille sont retrouvés sous la terrasse familiale, recouverts de chaux, ayant pour but d'accélérer la décomposition des corps. Tous les décès sont consécutifs à des tirs d'arme à feu.
L’enquête semble démontrer à ce jour que le décès des cinq personnes remonterait en réalité au 4 avril. Des éléments reconstitués, tout a été fait autour de la famille, à ce que l’entourage croit à un déménagement subit ; bail de la maison résilié et maison vidée, lettre de démission à l’employeur de la femme, boite aux lettres indiquant un retour des courriers à l’expéditeur.

Les enquêteurs retrouvent également trace, quelques semaines avant les faits, d'achats de cartouches de carabine, et d'un silencieux, ainsi qu'une inscription dans un stand de tir, et quelques séances d'entrainement.
La voiture familiale est retrouvée devant un hôtel Formule 1 le soir même de la découverte des corps ; les enquêteurs passent quelques heures en surveillance, mais rien ne se passe.
C’est là que commence le « mystère » Dupont de Ligonnès. Cet homme a réussi à disparaître, du jour au lendemain. Sans plus donner aucune trace.

Dans les premières semaines de l'enquête, il sera signalé à la police dans tous les coins de France. On le croira même retiré dans un monastère, où des vérifications seront entreprises. Des recherches, avec des spéléologues, sont entreprises au Cannet des Maures (Var), Des ossements sont retrouvés en forêt, près de Fréjus. Encore une fois, il s'agit d'une fausse piste.

Xavier Dupont de Ligonnès fait alors l'objet d'un mandat d'arrêt international.

8 années sans nouvelles ; ou plutôt à vivre au rythme des « pistes » relatées par les médias, jusqu’ici toutes vaines.
Et puis…

PLUS VITE QUE LA MUSIQUE

Tout a commencé vendredi soir. 20h40, la nouvelle tombe « Xavier Dupont de Ligonnès arrêté à Glasgow, en provenance de Roissy ». C’est le journal « Le parisien » qui sort l’information, rapidement reprise par l’AFP, puis l’ensemble des autres médias.
Tout s’enchaîne ; les détails s’accumulent ; l’homme interpellé aurait été confondu par ses empreintes, voyagerait avec un passeport volé en 2014. Il voyagerait sous une fausse identité ; et des policiers seraient en perquisition, en région parisienne, à l’adresse où il aurait séjourné.
La France se couche avec cette information en tête. Et se réveille le lendemain avec premier petit doute ; le Procureur de la République de Nantes a tenu une conférence de presse en fin de soirée, confirmant les informations, mais appelant à la prudence.
Et puis, le matin, de bonne heure, les chaînes d’information, et d’autres médias radio, se retrouvent à arpenter un village des Yvelines dans laquelle se trouve la maison perquisitionnée par les enquêteurs la veille au soir. L’on y voit plusieurs journalistes autour des voisins, du Maire ; tous ont le même discours. Ils connaissent l’homme arrêté à Glasgow depuis 30 ans. Il partage sa vie entre l’Ile de France et Glasgow ; sa femme l’attendait à la descente d’avion. Impossible que ça ne soit lui.
L’on est alors en plein désescalade, et l’on commence à sentir poindre le fiasco. Dans la matinée, l’on annonce que les empreintes qui, la veille, correspondaient à Xavier Dupont de Ligonnès, ne correspondraient qu’en 5 points ; étant précisé qu’en France, pour qu’un « match » soit établi, qu’une trace puisse être rapprochée d’une identité, il faut 12 points de concordance (et aucun de discordance non expliquée). Le recul s’accentue.
En plateau télé, l’on retrouve des syndicalistes ; un magistrat, un spécialiste de l’identité judiciaire, lequel s’applique à donner des explications techniques quant à sa matière.
13 heures. La nouvelle tombe. L’ADN de l’homme arrêté à Glasgow a été comparé à celui de Xavier Dupont de Ligonnès. Ils ne correspondent pas. Cette fois-ci, les choses sont claires. Sans ambiguïté.
L’homme sera relâché dans la soirée.
Voilà que j’ouvre mes "zinternets" ce matin. Quelle n’est pas ma surprise, lorsque je découvre ce titre, du journal « Le Monde »:

Arrestation dans l’affaire Dupont de Ligonnès :

retour sur l’emballement policier et médiatique

Il me semble qu’il faille, ici, remettre l’église au milieu du village.
Les policiers, obtenant une information, la jugeant crédible, la traitent. Comme ils l’ont déjà fait par le passé. De ce qui disent certains articles, ils auraient prévu de surveiller l’homme à son embarquement, mais au dernier moment, l’information aurait changé, l’homme embarquant plus tôt que prévu pour l’Ecosse ; pris de cours, ils décident de faire une demande, probablement via Interpol, afin que l’homme soit arrêté à sa descente d’avion, et que les vérifications soient faites.
Il n’y a, ici, rien d’anormal. Je ne connais pas un service en France qui, devant un homme qui leur échappe depuis 8 ans, laisseraient aller cet homme, en se disant « on l’aura une autre fois ». quand bien même il a un billet retour. L’idée d’un service de police est, au mieux, d’interpeller leur suspect. Au pire, celle de « fermer une porte », c’est-à-dire refermer une piste d’enquête qui s’avère être mauvaise. Mais pour le savoir, encore faut-il la traiter, et aller au bout de l’idée. Ce qu’ils ont fait. Pour autant, il faudra aux policiers, analyser leur source d'origine, et comprendre comment ils ont été mené sur une fausse piste. Si l'information leur a été donnée "de bonne foi", ou pas.
Il me semble que le problème réside bien ailleurs. Précisément dans l’emballement médiatique. Pour être plus précis, dans les affirmations des journalistes. Mettre, en une du journal « ARRETE » et en toute fin d’article, en quelques mots lapidaires, y insérer le mot « précaution » ne suffit pas à balayer la double page que le lecteur vient de lire.
Dans un monde parfait, l’information ne serait pas sortie le soir-même. Malheureusement, il est ce qu’il est. Plusieurs sources ont donc contacté des journalistes. Policières, notamment. C’est un problème, dans la mesure où cela nuit au travail d’enquête. Sans parler de la violation du secret de l’instruction, qui va de soit. Secret qui, soyez francs, n’en est plus un depuis bien longtemps. Probablement y a-t-il quelque chose à revoir autour de cela.
Rappelons qu’à ce jour, selon l’article 11 du Code de Procédure Pénale, seul le Procureur de la République a la possibilité de communiquer, des éléments factuels d’une enquête en cours.
Le problème n’est donc pas, en soit, que l’information sorte. Nous sommes dans un monde de communication. On peut pester, ne pas être d’accord, notamment face à ceux qui font que l'information "fuite". C’est un fait. Et je crains que l’on ne puisse faire retour arrière.
Là où, il me semble, la presse doit se poser des questions, c’est dans son traitement de l’information. Plutôt que de titrer « ARRETE », les journaux auraient pu dire « un homme susceptible d’être Xavier Dupont de Ligonnès a été arrêté ; des vérifications quant à son identité sont en cours ». Emballement il y aurait eu ; mais au moins, on prend quelques précautions.
Autre problème, il me semble : la divulgation de l’identité de cet homme. Et, en parallèle, les médias qui vont, le samedi matin, dans le village où réside cet homme, tendre le micro à tout le monde.
Mettons-nous quelques instants à la place de cet homme. Il est interpellé vendredi soir ; il doit, déjà, être retourné, et vivre un peu moins de 24 heures cauchemardesques. Mais, comme si cela ne suffisait pas, toute la France connaît désormais son nom, son visage ; et nombre de journalistes sont allé voir tous ses proches, voisins, famille… autour de chez lui.
Oui, cette interpellation est un pur cauchemar pour cet homme qui est pris pour un meurtrier. Au fond de lui, il sait qui il est. Peut-être que ça le rassure. Lorsqu’on lui explique les comparaisons d’empreintes et d’ADN, il doit se dire, au fond de lui, que la méprise va être levée. Quand bien même il est pris dans un tourbillon judiciaire.
Mais le cauchemar prend une toute autre dimension lorsque la presse étale l’identité d’un homme au grand jour. Et qu’elle va alors fouiller dans sa vie, ses proches. Et que tout ça est étalé sur les chaînes d’information en continu. Les journalistes veulent aller, à cet instant, plus vite que les policiers; autrement dit, plus vite que la musique.
Et même lorsque l’information de l’erreur est livrée, je vois encore un journaliste qui est filmé « devant la maison de X, juste derrière moi ». IL n’y a plus là aucune lucidité dans l’information. Aucun recul. Juste la volonté de faire la une, et d’être le premier à sortir le truc le plus croustillant qui soit.

Pourtant, il y a ici, je crois, un point sur lequel la police est en défaut (cela n'est certainement pas l'enquête).

A aucun moment, un porte-parole de la DCPJ n’est en capacité d’appuyer sur le terme « prudence ». Certes, le procureur est le seul autorisé à communiquer ; mais il y a, je crois, un vide à combler. La police doit apprendre à communiquer (en y étant autorisée ; soit par le Procureur de la République, soit par une réforme de l’article 11). Et potentiellement, un communiquant, aurait peut-être pu désamorcer le tout, plus tôt.

La communication. Un problème majeur, au sein de la Police Nationale, en 2019. Le SICOP (service de com de la Police Nationale) n'est pas, il me semble, dimensionné; mais aussi, cette communication doit être déconcentrée. La DCPJ doit avoir, selon moi, son propre service; et un communiquant qui puisse aller face caméra, en plateau, et/ou devant les micros des journalistes en étant factuel, sans trop en dire (donc en étant au contact des enquêteurs pour appréhender cette frontière), tout en acceptant la communication, outil du 21ème siècle.

J’espère qu'on saura, journalistes et policiers, chacun en sa responsabilité, tirer la leçon de ce qui est, on peut le dire aujourd'hui, un naufrage de l'information.