Où se situe ma honte ?

Nous sommes en 2007. Peut-être bien 2008. Un vendredi soir. Comme cela arrive parfois, je suis dans un pub irlandais, avec mes collègues de groupe. La fin de semaine. L'occasion de se détendre, de passer un bon moment ensemble. De débriefer. Parfois aussi se dire les choses moins agréables; mettre les points sur les "i"... pour repartir le lendemain avec des compteurs à zéro. Le jeu des rencontres fait que je le rencontre un soir, présenté par un collègue et ami. La soirée se passe. Bien. D'autres se succéderont dans les mois qui suivent. Il est question qu'il rejoigne le service, après un stage. Pour des raisons de positionnement hiérarchique, ça ne se fera pas. Il rejoindra un autre service Le temps passe. Moi je pars. Loin.

Je suis affecté aux Antilles, en 2014... La presse, ce jour-là, tourne en boucle. Une touriste canadienne dépose plainte pour avoir été violée par deux policiers de la BRI, à Paris. La PJ est un très petit monde... Il fait partie des policiers inquiétés... Tout s’enchaîne... IGPN, Garde à vue, mise en examen... Quatre années de procédure.

Je l'ai croisé quelques fois, au cours des derniers mois. Je l'ai salué à chaque fois. Comme s'il ne s'était rien passé, comme s'il n'y avait pas d'affaire. Aurais-je dû lui en parler? Pour lui dire quoi? Que je le soutenais parce que je le croyais? Ou, à l'inverse, que j'étais répugné pour l'image donnée? Qui suis-je pour cela ? Je n'étais pas présent à cette soirée et absolument incapable de porter un jugement sur le consentement de la jeune femme.

Bien sur que le comportement global, au cours de cette soirée pose des questions; avant-même de parler consentement. Oui, le fait de ramener une femme dans un service de police est une faute. En étant alcoolisé, aussi. De vouloir avoir une relation au sein du service. Oui, mille fois oui. Bien sur qu'on peut aussi se poser des questions quant à l'idée qu'on se fait d'une femme. De la sexualité. Chacun peut y voir tant de choses...

Mais l'on parle ici de consentement. C'est la question pénale qui était posée au tribunal. La plaignante était-elle consentante à une ou plusieurs relations sexuelles? Ou a-t-elle été abusée? Appelons un chat, un chat... Violée?

J'ai suivi les live-tweet de cette affaire presque tous les jours; tant que faire se peut. Et c'était difficile à lire. Ce déballement de l'intimité de la vie de tous. Les habitués des prêtoirs me diront que c'est le cas à chaque fois, dans chaque affaire. Et je le sais pour avoir moi-même traité d'affaires de viol. Mais c'est là, je crois, la première fois (j'ai aussi en tête l'affaire "Tron", peut-être dans une moindre mesure) où tout est dévoilé à grande échelle, via les réseaux sociaux.

Les deux parties, civile et défense, ont défendu les positions de leurs clients, ainsi que l'avocat général, dans son intime conviction. Chacun avec ses arguments. Chacun dans son rôle. Et l'on voit bien que la question était de savoir qui mentait? Et/ou dans quelle proportion... Une femme qui serait "perdue" ou psychologiquement fragile, comme cela a pu être évoqué? Les deux policiers qui se seraient laissé aller, alcool aidant, à passer outre le consentement de cette femme?

Le verdict est donc tombé hier. La Cour d'Assise a reconnu les deux policiers coupables de viol. La plaignante se voit ainsi reconnaître le statut de victime. En attendant l'appel, puisque la défense l'a déjà annoncé.

Depuis le début, je me disais, en moi "il est incapable de faire cela, je le connais, je suis sur qu'il ne le peut pas, c'est un bon mec". Et puis, je me suis souvenu que dans toutes les affaires de viol ou de meurtre que j'ai pu traiter, les proches disaient la même chose. Avec les mêmes mots. Ou presque.

Mais si je prends un peu de recul, on sait tous qu'on ne voit toujours que ce qu'on veut bien voir... ou que ce que les autres veulent bien nous montrer. Qui peut se targuer de connaitre par cœur quelqu'un d'autre? De connaitre ses limites? On a tous une idée, bien sur. Mais au final, ça ne reste que cela. Une idée; à laquelle on s'attache. Et lorsque survient un drame, on s'y accroche "non, ça n'est pas possible... pas lui, je le connais depuis vingt ans, il est incapable de faire du mal à une mouche"... Mais force est de constater que les faits sont parfois bel et bien là. Oui, il l'a fait. Alors oui, on pourra se dire "dans certaines circonstances"... ou pas. Mais il l'a fait. C'est alors tout un imaginaire qui s’effondre. Des doutes. Plein. Une remise en question. Et c'est le cas pour toute une famille, les amis, collègues.

Alors, hier, au tombé du verdict, quelle était ma pensée? J'étais intérieurement effondré. En pensant d'abord à toutes ces vies gâchées pour une soirée... Mais je ne savais, et ne sais toujours pas comment prendre tout cela.

J'ai alors vu passer ces quelques phrases de journalistes qui relataient les mots entendus dans la salle d'audience. Des mots de soutien des policiers qui étaient présents "on vous aime". Et, par dessus, ces indignations, face à ces policiers se targuant "d'aimer un violeur", ces policiers qui demain "pourraient accueillir des femmes victimes de viol"...

Tout ç'a m'a plongé dans un abîme. Un profond questionnement.

Peut-on être policier, et aimer/soutenir quelqu'un qui a été condamné pour viol? Est-ce que cela retire d'emblée toute empathie que l'on peut avoir pour une femme qui vient d'être déclarée victime? Est-on obligé d'être tout l'un ou tout l'autre? De choisir entre le noir et le blanc?

Jusqu'où doit aller le soutien que l'on apporte à un proche? Peut-on, doit-on soutenir devant l'insoutenable?

Ce que je sais, c'est que la police est un de ces métiers où l'on vit énormément de choses. De celles qui sont des plus dures... une accumulation de situations où le psychique est mis à rude épreuve. Des situations qui ne peuvent être comprises que par ceux qui les ont vécues. Des situations qui, finalement, soudent des équipes. Et, je sais que je me répète, mais la police est de ces métiers où c'est absolument nécessaire. D'aucuns parleront de  corporatisme. Moi je parle de nécessaire cohésion, de confiance. Et cette cohésion, confiance, est encore bien plus importante dans des unités d'élite, telles que le RAID ou la BRI. Parce que ces hommes, lorsqu'ils interviennent, remettent leur vie entre les mains de leurs collègues.

Alors j'avoue ne pas comprendre qu'on puisse dénier à ces policiers de soutenir un des leurs qui est en difficulté. Est-ce, pour autant, un cautionnement des faits pour lesquels il vient d'être condamné? Non, absolument pas. Est-ce dénier la victime? Non plus. Peut-être qu'ils ne croient pas dans les faits tels que racontés par la victime. Peut-être ont-ils tendance à croire leur collègue. Mais ça leur appartient. A chacun. Individuellement.

La question du soutien moral à un proche en difficulté, même reconnu coupable, et la reconnaissance du statut de victime et la compassion que l'on peut avoir pour elle sont deux questions totalement distinctes l'une de l'autre. Et c'est aussi pour cela, le parti pris que l'on peut avoir, que l'enquête est suivie, puis le jugement rendu par des personnes indépendantes, qui n'ont pas de sentiments, d'intérêt, dans l'affaire dont il est question. Pas d'affect. (ça ne veut pas dire "pas d'émotion"). On appelle ça la justice. Et chacun y tient son rôle.

De mon coté, je n’émettrais aucun avis quant au jugement qui a été rendu hier. C'est une décision qu'il faut respecter. Une procédure d'appel est lancée. De nouveaux débats se tiendront dans quelques mois.

En attendant, cela ne m'empêche pas de penser à lui, qui est ce soir en prison. A son fils, sa femme, sa famille. Comme un "pote", comme me l'a rappelé un autre collègue... Et d'être triste.

Triste, comme j'ai pu l'être, parfois aussi, avec ceux que j'ai croisé lorsqu'ils étaient en garde à vue. Et qui, de la même manière, partaient en prison. Ceux que j'ai pu autoriser, parfois, à passer un coup de fil, juste avant le déferement, à leur femme, enfant, mère... Ceux qui prenaient conscience, même en ayant fait les malins pendant des jours, que le prochain jour qui se lèverait, ils le verraient depuis une cellule. Triste aussi, lorsque je voyais ces familles venir leur dire au revoir. Cette femme embrasser son mari, père de son enfant.

Etre flic, c'est aussi avoir un coeur. Y compris, parfois, avec certains auteurs, qui vous touchent. Ou face aux victimes qui l'on reçoit. Fragilisées, voir détruites. Doit-on se l'interdire lorsqu'il s'agit de collègues?

Et oui, demain, s'il le faut, je saurais aussi recevoir une victime de viol. En professionnel. Comme il m'est arrivé de le faire par le passé. Et de parler avec elles, au besoin. De les écouter. De les conseiller, aussi, comme j'ai pu le faire pendant de nombreux mois, un peu dans une autre vie de l'internet.

Parce que oui, c'est aussi une réalité. Etre victime de viol, et déposer plainte est un vrai parcours du combattant où il faut avoir beaucoup de courage. Tenir bon. Où tant de sentiments prédominent qu'il en est difficile de déposer plainte. La peur. La honte. Celles où il faut tout déballer. Face à des inconnus. Celles où la crédibilité sera jaugée parfois avec des faits qui n'ont rien à voir avec ceux jugés. Et c'est probablement, coté enquêteur ou magistrat, les enquêtes les plus difficiles à conduire. Puis à juger. Celles qui se passent à l'abri de tous. Où il n'y a souvent pas de témoin.

En attendant, ce soir, je suis mal. A mon niveau, j'ai honte. Mais je ne sais pas de quel coté je dois ranger cette honte.

Et pourtant, ce n'est tellement rien, devant ce que vivent (ont vécu) tous ceux qui sont partie à cette affaire...