Paris, 1er Décembre 2018. Un CRS au milieu du chaos raconte

Stéphane est CRS. Il faisait partie des quelques quatre mille policiers et gendarmes engagés samedi sur les manifestations des "gilets jaunes". Lorsque je l'ai contacté, plus de 48 heures après les faits, je lui ai parlé de ce blog, l'invitant à lire un peu, qu'il se fasse une idée du contenu. La réponse, qu'il m'a faite tout en humour, fait réfléchir. Il ne pouvait pas lire, la vue encore perturbée par les gaz lacrymogènes du samedi. 48 heures après...  Et pourtant, il en a connu des manifs. Mais le mieux est encore qu'il vous raconte sa journée.

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Il est des jours comme ce Samedi 1 Décembre où vous sentez que la journée sera interminable, tant sur le plan moral que physique.

Il est des jours où vous savez que vous allez en baver, ramasser, "recevoir sur la courge" comme on dit si bien. Ce fût le cas dès 8h45 pour cette nouvelle journée de guerre. Et là, c’était le mot. Hormis certains maintiens de l’ordre de Corse où Paris très violents, ce Samedi était inédit. Un déferlement de violences sans discontinuer, qu'il se soit agi de s'en prendre au matériel ou au physique. L'idée? Casser du flic, tout simplement. Peu importe les moyens employés, ils n'avaient que cela en tête. Pavés, fumigènes, barrières, tire fonds, frondes, peinture glycéro et acide ont été leurs armes pour nous blesser, nous nuire, nous tuer. Comme ils le revendiquent si bien « un bon flic est un flic mort ». ACAB.

Cette journée, je m’y étais préparée : un mental d’acier, un physique prêt grâce au sport. J’étais un guerrier parmi d’autres guerriers, ces copains de bataille prêts à défendre leur peau et leur pays. Petit déjeuner à 4h du matin, un sandwich à 17 heures puis un repas chaud à 22 heures 30 pour se coucher à 1 heure du matin. Au total, dans la compagnie, une quinzaine de blessés dont 1 très sérieux et beaucoup de contusionnés, tout ça saupoudré de détonations et gaz lacrymogène non stop. Belle recette n’est ce pas ?

Il n'est pas neuf heures, lorsque sonne le début des hostilités. Avec ma compagnie, nous sommes placés sur une grande artère du 8ème arrondissement parisien. Ça hurle de colère partout, ça chante, ça détonne, ça casse déjà du mobilier. Les mots « CRS avec nous » sont scandés par toute une foule pourtant haineuse envers la Police. Le but de tout cela est-il de faire "tomber" le Président ? Pas si simple. Nous ne pouvons tomber les armes; nous sommes ce dernier rempart dans la protection des institutions. Un policier doit préserver l’ordre public, protéger les personnes et les biens en appliquant une image neutre, en toute impartialité et sans états d’âme. Ce n’est pas chose facile non plus. Nous sommes les éternels méchants de la société. Les franges radicales des gilets jaunes nous le reprochent, comme beaucoup d’autres. Comment répondre à la colère du peuple lorsqu'il s'agit de faire son métier, et plus encore, son devoir ? Pourquoi toute cette violence ? Pourquoi tant de haine envers nous ?

Finirais-je cette journée en vie, blessé, tout juste contusionné ? Verrais-je des collègues tomber? Et ma famille, ma femme, mes enfants, mes parents… comment les rassurer ? Nous regarder en direct à la télévision au milieu d'une guerre civile doit être horrible à vivre pour les proches. Telles sont les questions qui tournent dans ma tête.

Mais je dois me reconcentrer sur la mission; c'est le plus important surtout lorsque sont annoncés 500 casseurs arrivant dans notre dos. Juste le temps de nous retourner, et c'est une horde sauvage de « gilets jaunes » masqués, cagoulés vêtus de noir, treillis et capuches plus que déterminés qui progresse vers nous. Non ce n’est pas un cauchemar ! La réaction immédiate est de se dégager rapidement dans une ruelle pour limiter la casse et éviter d’être pris en tenaille entre la Place de l’Etoile et cette horde. Nous n’avons pas le temps de dire « Amen » qu’une pluie de pavés, ferraille, peinture, bouteilles de verre s’abat sur la compagnie. Nous répliquons alors, sur ordre, par des grenades lacrymogènes lancées à la main, des grenades assourdissantes lancées au sol, afin de ne pas atteindre directement à l'intégrité physique de ceux qui nous font face. Puis les grenades de désencerclement. Cela n’empêche pas la pluie de pavés venir percuter les jambes, genoux et mains de mes collègues. Les premiers blessés et contusionnés se font connaître mais nous tenons. A cet instant-là, on prie qu’un collègue bouclier ne tombe pas, ce qui aurait pour conséquence d'ouvrir une brèche. J’entends crier devant moi parce que je n’ai pas eu le temps de prévenir le collègue que le pavé arrivait de plein fouet sur sa main. C’est un dur, il tient. Un autre à ma droite crie « Aïe » se plaignant d’un pavé qu’il venait de recevoir à hauteur de son genou. Merci à sa jambière qui fera l’objet plus tard d’un nouveau jet de pavé au même endroit !! Il y a des jours, comme ça, où l'on peut se prévaloir d'être chanceux.

Le camion à eau arrive enfin pour nous soulager. Tant bien que mal, il finit par les repousser, éteindre les incendies de poubelles et se placer face à l'Arc de Triomphe. Il est l’heure désormais de faire reculer ces sauvages. Le bulldozer arrive juste après pour nettoyer la chaussée remplie de barricades. Grenades en tout genre pleuvent pour avancer, nous respirons du gaz encore, encore et encore. Nous toussons, crachons, éternuons… ça pique, ça brûle les yeux et devons user de décontaminant pour stopper les effets du gaz. Même habitués, c'est dur. Je tente à plusieurs reprises, sur ordre, d’impacter au flashball des casseurs qui envoient acide, pavés et peintures. Un extincteur est même vidé puis rempli de peinture dans le but de nous arroser. Je vois mes cibles partir en courant se tenant main, bras et abdomen grâce à l’efficacité des tirs. Cela calme les ardeurs de beaucoup d’excités qui tentent de revenir à la charge mais l'arme est pointée dans leur direction. Impossible de lancer sans avoir la crainte d’être touché à nouveau. Et pourtant, on recule, un collègue tombe à terre, lourdement blessé à la jambe par un pavé. Je tombe, moi aussi, mais je me relève, pas le temps de vérifier si j’ai mal. Il faut retourner à l’Arc de Triomphe.

C’est alors que le parc automobile d’une autre compagnie traversant la Place de l’Etoile se faire caillasser de toutes parts. Un orage de violence inouï qui finira seulement par de la casse automobile. Nous voyons qu’une partie de la foule surexcitée s’avance vers les collègues, brutalement, au pied de l’Arc de Triomphe pour les assaillir. Peut on les aider ? Non c'est trop dangereux. Et pourtant, ce n'est pas l'envie qui manque d'aller leur donner un coup de main. Mais comment faire face à plus de trois mille personnes?  Les ordres sont de bloquer la rue. On obeit. Point.

Derrière nous, du bruit se rapproche. De plus en plus fort. De quoi s'agit-il? Notre horde sauvage qui revient à la charge . Même tactique que précédemment, c'est à dire se dégager dans une ruelle.  Mais une fois retranchés, les projectiles pleuvent maintenant des deux côtés. Nous sommes repeints de la tête au pied pour certains avec de la peinture quasiment impossible à enlever. À nouveau des blessés, contusionnés, mais, tant bien que mal, nous les repoussons. Difficilement. Toujours avec nos petits moyens de défense.

Il est maintenant 17 heures; un incendie se déclare dans un appartement parisien, mais personne n’a encore mangé depuis 4 heures du matin. À quand la pause ? Ah... on me fait signe, puisque le calme s’est installé. Les pompiers interviendront dans cet appartement. Avec des collègues en protection.

Juste le temps, en 20 minutes, de m’asseoir, souffler, réaliser ce qu’il s’est passé et surtout appeler la famille, les rassurer, 'je vais bien".

Je repars après avoir mangé pour que les copains puissent à leur tour se reposer un peu jusqu’à ce que cette éviction fulgurante de la Place de l’Etoile soit décidée. Elle se déroule sous un déluge de feu incroyable tel un feu d’artifice !! Je n’ai jamais vu ça en plus de 15 ans de métier. Totalement inouï. Simple, rapide, efficace… mais les casseurs sont quand même revenus; il ne leur aura fallu qu'une heure.

Il est 20 heures. Le moral des troupes commence à baisser. Nous sommes fatigués, épuisés par plus de 13 heures de violences, en continu. Finalement, le "spectacle" ne s’arrêtera que vers 22 heures où le peu qui reste se fait repousser sous les grenades. C’est enfin l’heure du repas chaud. Nous sommes assis, tranquilles et enfin prêts à rentrer pour se doucher, se coucher, après une journée de déchéance humaine totale. Fin du chaos.

Résultats de cette journée ? De la casse, du vol, du pillage, des incendies, des blessés, un fusil d’assaut volé, presque 10000 grenades utilisées et 492 interpellations.

Un sentiment de désarroi intense, de la colère et de l’incompréhension nous anime. Au bilan, il faut ajouter une ville de Paris abîmée, l'Arc de Triomphe pillé et saccagé; la mémoire de nos anciens salie, bafouée par une société totalement perdue. Des forces de l’ordre, que nous sommes, dépassées par des casseurs en surnombre, des rues manquants de renforts en aval pour empêcher le retour des manifestants, des ordres et contre-ordres, des actions parfois manquant de résultats efficaces. Des casseurs de plus en plus déterminés sur qui le gaz lacrymogène ne sert plus à rien.

Nous, policiers, comprenons la colère des gilets jaunes. Nous sommes et vivons dans la même galère que tous les vrais gilets jaunes. Pour nous aussi, la vie est de plus en plus dure. Une fois notre uniforme retiré, nous sommes des hommes et des femmes. Et nous ne comprenons pas non plus l’attitude de nos dirigeants politiques, qui semblent continuer à fermer les yeux sur la réalité de la vie. Ces dirigeants qui laissent le peuple vivre, survivre, laissant s'installer la misère.

Faire la sourde oreille, se moquer du peuple et le renier comme ils le font n’est malheureusement pas l'attitude que l'on est en droit d'attendre de la classe politique. Est-ce le début d’une révolution ? Seul l’avenir nous le dira mais une chose est sûre, un policier n’est pas une machine. C’est un homme, qui a une conscience, une famille, une vie à vivre comme tout le monde. Mais au bout d’un moment, il va falloir dire stop.