Une fois n'est pas coutume, c'est, cette fois-ci, un gendarme que j'accueille au travers de ce blog. Et c'est avec plaisir, tant il s'agit d'ouvrir la parole à toutes et tous ceux qui, dans leur quotidien, assurent et assument cette mission de service public.
"Bloch", comme beaucoup d'entre nous, gendarmes ou policiers, a vécu cette guerre des polices... il nous livre son analyse au travers d'éléments de contexte et de sa propre expérience.
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Dans un communiqué de presse du 22 juillet 2018 concernant « L’affaire Benalla », le syndicat de police SCSI (Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure) s’attaquait à la réserve citoyenne de la Gendarmerie en demandant sa refonte ou sa suppression. Dans ce texte tranchant, le syndicat accusait la Gendarmerie de « construire un réseau d’influence d’une redoutable efficacité » avec sa réserve citoyenne, organisation qui selon lui « impacte négativement et régulièrement le fonctionnement et les réformes de sécurité ». À la lecture de ce dernier on peut se demander si le syndicat n’impute pas l’entière responsabilité de l’affaire à la simple existence de cette réserve citoyenne de la gendarmerie, le tout sur un petit air de guerre des polices.
Cet exemple pourrait paraître anodin voire simpliste pour les plus critiques mais il révèle encore l’existence d’une de rivalité entre les deux institutions. Une compétition dans les hautes sphères se répercute jusqu’à la base et provoque une culture globale d’animosité envers la maison « d’en face » (pour l’anecdote, notons que d’un point de vue sémantique l’expression la « maison d’en face » induit déjà une opposition).
Dans un contexte sécuritaire difficile, ce jeu de guerre des tranchées qui profite pourtant à quelques officiers-supérieurs et hauts-fonctionnaires nuit au citoyen et à l’efficience des forces de sécurité intérieure. Il semble pourtant que cette rivalité pourrait être atténuée facilement dès le stade de la formation des cadres.
Une culture de la rivalité ?
Les études en sociologie démontrent que deux organisations sociales avec des missions similaires et toutes deux placées auprès d’un même centre de décision développent une tendance à rivaliser plutôt que de coopérer. Les acteurs de la sécurité n’échappent pas à cette règle et la réunion de la police et de la gendarmerie sous un même ministère depuis la loi du 3 août 2009 n’a pas réellement changé la donne.
Dans un référé rendu le 22 décembre 2014 intitulé « La fonction de police judiciaire dans la police et la gendarmerie nationales », la Cour des comptes évoque « une situation de concurrence » entre les deux institutions. Ce référé est passé plutôt inaperçu puisqu’il est sorti deux semaines avant l’attentat de Charlie Hebdo, il n’a pas eu l’impact médiatique qu’il aurait dû avoir tant il tire à boulet rouge sur l’organisation de la police et de la gendarmerie dans le domaine judiciaire. Pour la première fois et dans un langage assez direct qu’on lui connaît peu, la Cour critique ouvertement la rivalité Police-Gendarmerie et leurs organisations qui nuiraient à l’efficacité de la mission de sécurité de l’État. Après une analyse de l’organisation, des missions des unités judiciaires et du taux de résultat dans les enquêtes, la Cour en déduit que la complémentarité des deux forces est insuffisante. Pire, faute d’accord, les services de police judiciaire de la police et de la gendarmerie se livrent à une véritable concurrence concernant la saisine de leurs services :
« La police nationale revendique donc une répartition des saisines selon une logique de spécialisation qui attribuerait toutes les enquêtes sur la grande criminalité organisée (trafic international de stupéfiants, grand banditisme) et de terrorisme, laissant à la gendarmerie le traitement des cambriolages, les faits de délinquance itinérante, les vols de métaux et les atteintes à l’environnement, commis dans sa zone géographique. Cependant la gendarmerie a développé les moyens d’investigation de ses unités pour pouvoir être saisie de tous les crimes et délits dans sa zone ».
Elle ajoute aussi que dans le domaine du renseignement, le partage des informations reste difficile :
« Il n’est pas rare que les deux forces se disputent l’attribution des affaires complexes. Il n’existe entre elles que peu de coopération opérationnelle (…). Par exemple, les services centraux des deux forces continuent de gérer leurs informateurs judiciaires sur deux fichiers séparés en se limitant à échanger périodiquement une liste de ceux considérés comme non fiables ».
Ce référé a le mérite de mettre les pieds dans le plat, dans le domaine judiciaire et du renseignement, police et gendarmerie ne coopèrent pas. L’un ignore l’autre ou pire, ils se mettent des bâtons dans les roues. La Cour ne semble pas avoir été écoutée puisque quatre ans après avoir rendu ce référé les choses n’ont que peu changées.
Ainsi, dans le domaine du renseignement chaque institution souhaitait avoir son propre organe de collecte et d’analyse afin d’apporter la primeur de l’information au décideur. La gendarmerie a mis en place sa Sous-Direction à l’Anticipation Opérationnelle (SDAO), organisme qui traite en théorie des affaires de renseignement relatif à l’ordre public et à la sécurité nationale. De son côté, la police a refondé un Service de Renseignement Territorial (SCRT), rattaché à la DCSP, le SCRT traire des affaires de renseignement au niveau départemental. Les missions des deux services semblent donc assez proches. Après les attentats et dans une logique d’ouverture, il avait été décidé d’ouvrir aux gendarmes des postes au sein du SCRT. Le but était de favoriser la montée du renseignement territorial par une chaine unique. À l’heure actuelle le résultat est assez modeste puisque seulement trois services départementaux sont dirigés par les militaires (pour un total de 10% de gendarmes dans les effectifs du SCRT). Le cas de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) est encore plus emblématique de ce déficit de collaboration. En 2014, la Direction Centrale du Renseignement Intérieur devient Direction Générale, elle sort ainsi de la tutelle de la police nationale. Le but était à l’époque d’ouvrir le recrutement non-policier (contractuels civils et militaires de la gendarmerie), quatre ans après le recrutement contractuel est en forte augmentation (sur ce point la DGSI semble prendre le chemin que la DGSE a pris quelques décennies auparavant puisque la majorité des effectifs de cette dernière sont maintenant des civils) alors qu’elle ne compte qu’un gendarme dans ses services.
Cette méfiance et ce manque de collaboration peuvent peut-être trouver leurs origines dans la rivalité qui a lieu dans les hautes sphères des deux institutions. La logique courtisane qui consiste à mieux se placer auprès du décideur actuel pour obtenir ses faveurs lors de l’élaboration d’une décision se fait au détriment de l’autre et ne peut que créer un corporatisme latent et une compétition permanente. Avoir l’appui du décideur c’est s’assurer son soutien lors des prises de décisions budgétaires et les nominations de postes. À ce titre, l’exemple de la difficile composition du GSPR est le plus frappant, chacun trouvant à l’autre tous les défauts du monde. Tout cela pourrait faire sourire si sa mission n’était pas d’assurer la sécurité de la plus haute personnalité de l’État… Dit autrement, le bon fonctionnement des institutions et du bien commun passe après la guerre des personnalités et des égos.
Cette concurrence en haut-lieu se retrouve dans l’organisation des services et particulièrement dans le domaine du renseignement : Quel intérêt à créer une SDAO pour la gendarmerie quand le SCRT pourrait être l’unique organe partagé de remontée du renseignement territorial ? Quel intérêt de maintenir un monopole policier au sein de la DGSI ?
Ce corporatisme venu d’en haut se repend jusqu’à la base des deux institutions et institue une véritable culture de la critique de l’autre. Des deux côtés, en face le travail est mal fait. Les gendarmes, « cruchots » peu intellectuels, ne seraient bons qu’aux « vols de poules » dans les campagnes reculées et des affaires judiciaires manquées. Les policiers, eux, souffriraient de la maladie des procédures « pas carrées » et des plaignants « shootés », d’un régime des 35h bien respecté et d’une déontologie plus que douteuse. Au-delà des mots qui peuvent faire sourire, l’effet est plus pervers puisque cela peut s’assimiler à une petite propagande inter-service. Le jeune policier ou gendarme qui arrive dans son unité (et qui n’a généralement pas eu à faire avec les services de l’autre institution) se voit assénés des clichés répétés depuis des années et qui vont modeler sa façon de penser. Et il est fort probable que ce dernier se mettra à les répéter à l’arrivée du nouveau venu. Et puis un jour au cours de sa carrière, il travaillera avec un policier ou un gendarme et se rendra compte qu’au final ce dernier n’est pas différent de lui puisque confronté aux mêmes difficultés. Lui aussi a une voiture de service avec 180 000 kilomètres, lui aussi manque de moyens, il fait les mêmes interventions, il est victime de la même fatigue morale (et sociale ?), il utilise le même logiciel de rédaction des procédures… Peut-être même se dira-t-il qu’au final il ne travaille pas si mal.
Un autre exemple est symptomatique de cette gé-guerre stérile. Il concerne la gestion de l’attentat du Bataclan par la préfecture de Police de Paris et l’assaut du RAID à Saint-Denis. Après de l’opération du RAID qui a eu lieu le 18 novembre 2015 sont apparues des critiques côté gendarmerie sur la gestion de l’intervention opérée par la police. Commentateurs approximatifs et anonymes « professionnels » s’en sont donnés à cœur joie, reprochant « l’amateurisme » dont aurait fait preuve l’unité d’intervention. Certes, les erreurs quand elles sont commises par une unité d’intervention doivent être connues des autres dans une logique de perfectionnement continu. Mais en l’espèce, quel intérêt à étaler des critiques sur la place publique ? Au lendemain des attentats on a aussi pu lire et entendre à peu près n’importe quoi sur la place qu’à tenu le GIGN pendant les événements : « Gendarmes non appelés », « GIGN mis sur la touche pour le pas faire de l’ombre au RAID et la BRI »... Discours relayé sur la base de « on dit » alors que l’enquête parlementaire n’était pourtant pas close. Jusqu’au point culminant du 13 juillet 2016 où le Canard enchaîné publie une lettre anonyme de quelques membres de l’unité reprochent à leur chef de ne pas être intervenu de son initiative. Le Rapport relatif « aux moyens mis en œuvre par l’État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 » expliquera plus tard que le GIGN fut mis en réserve d’intervention dans logique d’être projeté en cas d’une nouvelle attaque (faut-il rappeler qu’à ce moment-là personne des attaques avait lieux dans différents endroits de Paris ?). Le rapport indiquera qu’à « 22h20, les quinze fonctionnaires de la BRI arrivent au Bataclan » alors que les membres du GIGN (en alerte depuis 22h26) n’arriveront à la Caserne des Célestins qu’à 23h15, les policiers de la BRI étant déjà dans le Bataclan. Polémique stérile ou bataille d’égo qui montre bien que la moindre occasion sert à dénigrer l’institution « d’en face » même sur la base de d’informations non-vérifiées.
Pourtant, il y a des exemples qui montrent qu’une collaboration entre la police et la gendarmerie peut produire du bon. Les GIR créés en 2002 (Groupes d’Intervention Régionaux) qui sont composées de policiers, gendarmes et douaniers obtiennent d’excellents résultats dans le domaine des enquêtes judiciaires. Le SAELSI (Service d’Achat, de l’Équipement et de la Logistique de la Sécurité Intérieure) et le ST(SI)2 (Service des Technologies et des Systèmes d’Information de la Sécurité Intérieur) sont deux nouveaux organes communs issus du rapprochement police-gendarmerie où l’on trouve des personnels des deux forces. Cette coopération a permis de mutualiser les savoir-faire et d’améliorer la qualité des équipements distribués (surtout dans le vestimentaire).
Cette rivalité police-gendarmerie ne produit donc pas de gain pour la quasi-totalité du personnel en service, ni pour le citoyen qui est en droit d’exiger au nom de l’efficience, une collaboration accrue entre deux services qu’il finance par ses impôts.
Ouvrir la formation des cadres
Une solution pour réduire cette opposition serait de favoriser des échanges entre les institutions pendant la formation initiale de leurs cadres respectifs. Ces échanges permettraient aux élèves de mieux se connaître, de développer des liens personnels et professionnels, de casser les a priori afin de mieux coopérer dans leurs emplois futurs. Or, ces formations souffrent d’un paradoxe : à l’heure où on demande aux services de sécurité de collaborer étroitement pour résoudre les différentes problématiques, la formation de leurs cadres se fait de manière cloisonnée.
La police nationale forme ses cadres dans deux écoles : la première forme les officiers de police à Cannes-Écluses (77) à concours bac +3 et la seconde à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or (69) forme les commissaires de police avec un concours bac+5. La gendarmerie dispose elle d’une école unique de formation de ses officiers à Melun (77) appelée l’EOGN qui recrute aussi à bac+5. Aussi curieux que cela puisse paraître, au cours de leur scolarité (dix-huit mois pour les officiers de police et deux ans pour les officiers de gendarmerie et commissaires), les élèves n’effectuent quasiment aucun échange académique ou professionnel (cette question d’ouverture des formations pourrait aussi s’appliquer aux écoles des officiers de sapeur-pompiers, magistrats, d’inspecteurs des douanes et de l’administration pénitentiaire...).
En fait, les écoles de formation initiale fonctionnent en vase clos. Dans la police les élèves-officiers côtoient peu les commissaires durant leur formation. Il n’y a pas plus d’échanges avec les élèves-officiers de gendarmerie : quelques élèves sont envoyés pour assister aux démonstrations de maintien de l’ordre dans une école de police en compagnie d’un nombre réduit d’élèves-commissaires. Pourtant l’EOGN de Melun et l’ENSP de Cannes-Écluses ne sont distantes que de quelques dizaines de kilomètres... Les écoles ne développent pas de semaines d’échanges ou de séminaires dédiés à des thématiques particulières de sécurité intérieure qui permettrait d’échanger, de comparer les méthodes de travail et de se connaître personnellement. Les élèves-officiers de gendarmerie participent pourtant à des activités avec les élèves-officiers des autres grandes écoles militaires, alors que la majorité des actions de la gendarmerie s’inscrit dans le monde civil et qu’en volume d’activité elle travaille plus avec la police que les autres armées.
Surtout, les écoles semblent être le lieu où l’on commence à conditionner l’opposition entre les deux institutions. En témoigne le début d’une conférence à l’ENSP aux élèves-commissaires d’une ancienne directrice en charge de la protection d’une haute personnalité de l’État :
« Si je dois retenir une de ces années passées dans ce service c’est méfiez-vous des gendarmes ! ».
Discours tenu devant une majorité de jeunes commissaires qui n’ont jamais eu l’occasion de rencontrer un gendarme et qui c’est sûr laissera forcément des traces. Cette même philosophie est aussi appliquée dans le domaine de la technologie où on préfère développer en interne des innovations pour éviter de voir l’autre institution bénéficier des trouvailles et surtout communiquer avec auprès des citoyens et du politique. Autre exemple non moins important: des deux côtés, quand il s’agit de donner des exemples de mauvais comportement éthique en école, on choisit l’autre institution, permettant ainsi une critique plus facile.
La situation est d’autant plus paradoxale que les jeunes qui intègrent les écoles de cadre de la police et de la gendarmerie sont souvent issus des mêmes universités et préparations aux concours. Certains ont même passés les concours des deux institutions et intégré celui qu’ils avaient décroché.
Enfin, ces jeunes sont souvent demandeurs pour rencontrer leurs homologues de la gendarmerie ou de la police. Ils considèrent que l’opposition traditionnelle de guerre des polices que les anciens leur racontent doit être dépassée. Ils sont curieux, ils ont envie d’apprendre, d’échanger, de nouer des liens personnels et de connaître les méthodes de travail de l’institution avec laquelle ils seront obligés de travailler dans l’avenir.
La situation actuelle requiert une grande collaboration entre les différentes forces de sécurité de l’État. Elles doivent certes adapter leurs moyens aux évolutions de la menace, mais aussi se remettre en question dans leur fonctionnement. Surtout quand le jeu d’un autre âge de la guerre des polices fait perdre tous les joueurs : forces de l’ordre, État et citoyens...