Depuis quelques jours, le microcosme juridique est spectateur de joutes, par "lettres ouvertes" interposées, entre, d'un côté Eric Dupond-Moretti, acteur/avocat (oui, bon, un brin d'humour pour détendre l'atmosphère, quoi), et de l'autre côté, l'Ecole Nationale de la Magistrature, et son directeur Olivier Leurent.
Le monde d'en face
A l’origine de cette "bataille" médiatique, une émission diffusée sur France 5, le 06 septembre dernier, animée par Marina Carrère d'Encausse, intitulée "Le monde en face". Sur le plateau, l'animatrice reçoit Pascal Gastineau, Président de l'Association des Magistrats instructeurs, Eric Dupond-Moretti, ainsi que deux justiciables, qui sont parties civiles depuis une douzaine d'années, chacun pour une affaire qui le concerne.
Le débat intervient donc à la suite de la diffusion d'un documentaire racontant les difficultés rencontrées par ces deux dernières personnes, dans leurs affaires respectives. Pour résumer les difficultés, dans chacune de ces deux affaires, les parties civiles ont décrites les difficultés qu'elles ont, notamment, à connaître du déroulement des investigations, et de leur relation avec le ou les magistrats instructeurs.
C'est dans ce cadre-là qu'intervient l'avocat, disant, je cite (à partir de 15mn) "dans un palais de justice, les mauvais juges, on les connaît; les gens qui n'ont aucune humanité"... Il dénonce alors le système de notation, et prône alors la "suppression de l'ENM, qui créé de l'entre-soi, un encastement". Il argue ensuite du fait que dans nombre de pays, pour être magistrat, il faut avoir exercé le métier d'avocat durant dix années, citant la Belgique, le Canada, l'Espagne... Pour finir son interventions, Eric Dupond-Moretti mettra l'accent sur les "mauvais juges que l'on n'arrive pas à virer, la justice ne fait jamais le ménage". Le décors est planté.
C'est donc suite à cette émission qu'Olivier Leurent, actuel Directeur de l'Ecole Nationale de la Magistrature est intervenu, dans une lettre ouverte, défendant l'institution qu'il dirige. Dans ce courrier, le magistrat s'en prend au "jugement expéditif, aussi peu motivé et fondé sur une méconnaissance manifestement totale de la pédagogie mise en oeuvre à l'ENM". Ce qui, d'ailleurs, va dans le sens de ce qui disait Mr Gastineau, à l'antenne, évoquant lui-même l'intégration, dans le cursus de formation de l'ENM, d'un "pôle humanité et communication", ce que développe plus loin, dans son courrier, Mr Leurent. Ce dernier fait ensuite un parallèle entre la demande formulée par l'avocat, et ce qui aurait pu être demandé, à l'inverse, à l'instar de jeunes avocats. Bref, une joute à laquelle on répond point par point (ou peut-être poing par poing). En guise de conclusion, Eric Dupond-Moretti est invité à débattre, à l'ENM.
Nouveau rebondissement, puisque l'avocat répond, lui aussi, par lettre ouverte,dont on peut lire quelques larges extraits ici. L'avocat y enfonce le clou, arguant des constats qui sont les siens devant les "portes fermées des cabinets d'instruction", ajoutant que l'ENM nourrissait " corporatisme, mouvement panurgique, interdisant une réflexion critique et individuelle des magistrats". Il conclura ainsi:
J’attends donc votre invitation, non pas pour en découdre sur le pré dès potron-minet mais échanger nos points de vue. Chiche ?"
Remettre l'église au centre du village
Alors, me direz-vous, mais "Chris, qu'est-ce que tu viens foutre la-dedans, toi qui es poulet, qui n'es ni avocat ni magistrat"? C'est pas faux, comme dirait l'autre. Et je reste à ma place.
Et pourtant, ça fait réfléchir. ça ME fait réflechir, y compris à la hauteur de ma petite fonction. Et parler. Echanger les points de vue. Donc, au moins, on s'enrichit de cela. Même si cela ne règle pas le problème, ça a le mérite de poser le débat.
Je ne connais pas le fonctionnent de l'ENM, ni le contenu de la formation, donc je me garderais donc bien d'émettre quelque avis là-dessus, ne m'en sentant, pour le coup, pas autorisé.
Pour autant, me viennent à l'esprit deux remarques.
La première m'a été soumise lors d'une discussion récente, et je la trouve très pertinente. Eric Dupond-Moretti évoque les "mauvais juges", et ses mauvaises expériences. Cela laisse à penser, lors d'une émission télé vue par des millions de téléspectateurs, qui ne sont pas des juristes, que c'est toute une justice qui souffre de cette maladie. Il faut, pour cela, se rendre compte de quoi l'on parle, et rien de mieux, pour cela, que d'évoquer quelques statistiques, que j'ai donc recherchées: en 2012, environ 4.5 millions d'affaires ont été traitées par la justice pénale. Là dessus, 3 millions ont été classées pour des motifs différents. Il en reste donc 1.5 million qui ont fait l'objet de poursuites, sur l'ensemble des 161 Tribunaux de Grande Instance qui sont implantés en France. Sur cette totalité, il y a eu 16769 saisines de juge d'instruction; c'est à dire 1.11% des affaires poursuivies. Ce sont quelques 29000 personnes qui ont été mises en examen, donc sur des affaires relevant d'un juge d'instruction (pour un peu moins de 17000 affaires). Alors qu'il y a eu 638000 condamnations pour délit. Et je ne parle là que de la justice pénale. A coté de cela, il y a eu quelque 2.6 millions d'affaires traitées au civil.... Je vais m'arrêter là pour les chiffres, mais ce que je voulais souligner, c'est que ces "mauvais juges" dont parle Me Dupond-Moretti, ne sont qu'une infime partie de ce qu'est la justice et de ce que sont "les magistrats". Et que de telles sorties, de telles saillies, laissent l'impression que c'est tout le système qui n'est pas bon, que TOUS les magistrats sont ainsi, ou presque. Alors certes, les juges d'instruction disposent des affaires souvent les plus graves. Ils traitent des homicides, des viols, braquages, etc... Donc sont plus visibles... Soit.
Ma seconde remarque est plus personnelle. Oui, il y a des mauvais juges. Bien sur. Personne ne le nie. J'en ai rencontré. Comme il y a des mauvais flics, des mauvais avocats. Eux aussi je les ai vus. Et peut-être même que certains ont aussi pensé cela de moi un jour ! Oui. Mais il y en a aussi des très bons, des méchants, des fainéants. Oui. Comme partout. Parce qu'en fait, la justice est humaine. Les hommes sont ce qu'ils sont, avec leurs failles. Les juges, comme les flics, ont leur mauvais jours, ont leurs problèmes, ont parfois du mal à vivre avec. Parce qu'ils sont juges, sont-ils des sur-hommes? Non, justement. Ce serait une erreur que de le croire. Oui, ils ont une fonction on ne peut plus importante. Ils sont les seuls à avoir ce droit qui est celui de "juger"; on est donc en "droit" d'attendre le meilleur d'eux. Mais ça ne les rend pas infaillibles. Et puis, disons-le. Cette vision, que nous avons, et c'est souvent le cas sur les réseaux sociaux, ou dans les grands médias, est souvent celle d'un microcosme parisien. Et j'en fais partie. Nous oublions que la justice en France ne se réduit pas non plus à Paris, et encore moins à ses cabinets d'instruction, aussi grands soient-ils, aussi importantes soient les affaires qui y passent. La justice au quotidien, ce sont aussi des divorces prononcés à Agen, que des placements sous tutelle à Cambrai.
Oui, la justice française souffre d'un certain nombre de maux. La plus importante question restant celle des moyens. Humains, aussi, mais pas que. Cela créé, là aussi, beuacoup de dysfonctionnements, même si l'on ne peut pas non plus, toujours tout mettre sur le dos des moyens. Le manque de moyens ne pas excuser les cas de figure développés par les intervenants de l'émission. Un juge ne peut pas dire à un justiciable "vous avez fumé quoi", lorsque celui-ci vient poser des questions dans le cadre d'une affaire qui le concerne. Quand bien même ces questions pourraient paraître infondées au professionnel. Un juge ne peut pas non plus se plaindre d'avoir vingt tomes d'instruction à lire, lorsqu'une partie civile lui demande des nouvelles de son dossier. Ces réponses, voir parfois ces non réponses, ne sont pas audibles. Alors oui, probablement, aussi, que des portes se trouvent désormais fermées, laissant penser à l'isolement du magistrat dans sa "tour d'ivoire" (expression qui doit être aussi vieille que la fonction, j'imagine). Mais peut-être aussi que certains comportements d'avocats ont conduit à cela !
Là où je peux rejoindre Me Dupond-Moretti (c'est assez rare, que Dieu m'en préserve, déjà j'ai du mal à l'écrire), c'est que l'administration ne sait pas se défaire de ses mauvais éléments. Malgré les instances qui existent, il est compliqué de virer un fonctionnaire si la faute n'est pas caractérisée pénalement, juste par le constat d'une insuffisance de son travail. Il en est de même pour un magistrat, qui n'est pas fonctionnaire, mais "agent public rémunéré par l'Etat", avec un statut spécial, protégé (et c'est bien normal).
Alors oui, il y a un travail à accomplir, peut-être des chantiers à mettre en place, des réformes. Peut-être des pratiques à revoir, aussi. Mais c'est valable pour tout le monde. Il y a, je pense, autant à redire sur l'attitude de magistrats, que celle d'avocats ou, il ne s'agit pas de se défausser, de flics. oui. Mais encore faut-il pouvoir discuter de manière ouverte, en bonne intelligence, en ayant un autre but que de juste vouloir abattre son contradicteur, et gagner le "match" et pouvoir se dire, à la fin, "j'ai raison". Il n'y a que par les échanges, la communication, que l'on connait les difficultés que peuvent rencontrer les "maisons" d'en face.
Alors, espérons-le, messieurs Dupond-Moretti et Leurent, seraient bien inspiré de se rencontrer, de débattre, d'échanger, devant les auditeurs de justice en formation à l'Ecole Nationale de la Magistrature (allons, rêvons un peu d'une diffusion publique?). J'aime à croire ces deux hommes suffisamment professionnels. Tout le monde en sortirait grandi. Sans défaite aucune. Simplement la justice, rendue par les hommes, pour les hommes, verrait les siens capables de surmonter leurs chapelles respectives. et admettre que, très certainement, la vérité est au milieu. Et qu'ils en détiennent chacun une partie.
chiffres clés du Ministère de la Justice