Joelle...

Ce prénom marquera à jamais quelque chose de particulier, pour moi. Joëlle. Je pense, très régulièrement à cette jeune femme. Elle était âgée d’une trentaine d’année, et travaillait en tant que vendeuse en boulangerie. Elle menait une petite vie paisible, sans histoire, dans une petite ville de la proche banlieue parisienne. Une vie comme bon nombre d'entre nous aimerait la vivre. Le travail, les amis, la famille... Quoi de plus normal! 
Ses parents, ainsi que son frère, habitaient un petit village du sud de la France. 
Je me souviens très bien de cette affaire; et pour cause. J’étais tout juste « Officier de Police Judiciaire » (OPJ), nouvellement habilité par le parquet local. Cela ne faisait que quelques semaines que j'étais affecté à un groupe "criminel" chargé de traiter les homicides. 
C’était un samedi du mois d’Octobre, et c’était ma première astreinte . A l’époque, nous étions en binôme; un OPJ et un APJ (Agent de Police Judiciaire); nous prenions l'astreinte au mercredi soir, jusqu'au mercredi suivant. Week-end compris.
Bien sur, au moment de l'appel, de l'énonciation des faits, le coup de stress. Il va falloir être là, se démerder, assurer. L'affaire est, bien entendu, grave.
Bien souvent, en pareil cas, le substitut du Procureur se déplace également sur la scène de crime. Quelle n'a pas été ma surprise d'apprendre que la magistrat du parquet qui m’attendait en était également à sa première astreinte. 
Après tout, il faut bien un début…lot de consolation, je n'étais au moins pas le seul à être sous pression à cet instant-là. 
Mon binôme s’appelait Aymeric. Heureusement, lui était un peu plus aguerri que moi. Il me donnait ainsi une certaine assurance dans le début de cette enquête qui était la nôtre. Et cela me complétait parfaitement.
Je me souviens très bien de Joëlle. Un joli visage, célibataire, la trentaine tout juste passée. Ses meilleurs amis: Isabelle et Bruno. La première étant une collègue; le second ayant été présenté par la première.
Depuis quelques mois, ils faisaient partie, avec deux ou trois autres, d'un groupe qui se fréquentait le soir venu, ou les week-end. Un barbecue au bord d’un lac par-ci, une soirée par là.
Et puis, comme ça arrive des milliers de fois tous les jours, Joëlle est allée un peu plus loin avec un de ces copains; un flirt, et ensuite, une petite aventure, tout en discrétion.
Joëlle a été assassinée en ce mois d’Octobre 2004. Une vingtaine de coups de couteau, et autant de coups sur la tête, d’un objet qui sera qualifié plus tard de « contondant »; certainement un presse-livre.
 
Plus tôt, dans la nuit, des voisins avaient entendu une dispute provenant de l’appartement, sans trop en tenir compte; après tout, comme un peu partout, de nos jours, dans cette société individualiste, l'on ne préfère pas se mêler des affaires des voisins. L’un d’entre eux a vu une voiture rouge quitter précipitamment la résidence, au petit matin.
Bruno avait une voiture rouge; les quelques vérifications faites permettaient d'aller interpeller, moins de 48 heures après les faits, Bruno. Sa voiture? Humide… de l’intérieur. Il l’avait lavée… de l’intérieur. Pas très courant, n'est-ce pas? 
Lors de ses premières auditions, rien. Tout juste Bruno reconnaissait-il connaître la jeune femme. Un peu plus tard, il reconnaîtra la relation qu’il avait avec Joëlle. Comme cela arrive souvent, le mis en cause colle sa version aux élément qui lui sont versés, une fois qu'il est acculé, il reconnait. Enfin, juste l'élément qu'on lui soumet.
Et c’est là que expérience est importante. Il était refermé sur lui-même. Et moi, peu ou prou expérimenté en matière d'audition. 
C’est Isabelle, qui était alors adjointe à mon chef de groupe, qui s’est « entretenue » avec lui. J’insiste sur le terme, il est important. Ce n’était pas une audition. Loin de là. En tous les cas, pas telle qu'on peut la concevoir, avec la question de l'enquêteur, la réponse du gardé à vue, etc... et ce qui est tout, sauf "humain", et de fait, contre-productif. 
Moi, j’étais là, je faisais le secrétaire. J'écoutais, et j'apprenais.
Eux parlaient, à bâtons rompus. Bruno cachait quelque chose, c’était certain; il ne fallait que trouver « la combinaison du coffre ».
Isabelle avait déjà, à ce moment-là, une dizaine d’années d'expérience criminelle, derrière elle. Et, je l'avais déjà vu faire, elle connaissait l'humain. Ses forces..; et ses faiblesses. Au fur et à mesure de la conversation, je retranscrivais. J’apprenais beaucoup, en même temps.
C’est au bout de trois heures que Bruno a fini par  « craquer ». Il a avoué avoir tué Joëlle, de plusieurs coups de couteau, et de coups sur la tête. Il expliquera qu’il était hors de lui. Elle avait « critiqué ses amis », dont un avec qui elle avait eu un flirt quelques mois auparavant. Il n’avait pas supporté. Après avoir commis son forfait, il a tenté de « nettoyer » un peu l’appartement, avec un tapis qui se trouvait là. Tapis que, par la suite, il mettra dans son coffre, et qui nécessitera de nettoyer la voiture.
Bruno précisera plus tard avoir été, au moment des faits, sous l’emprise de cocaïne, et de cannabis. Un mélange de deux produits, lesquels, déjà isolés... 
Quelques mois plus tard, Bruno a été condamné par la Cour d’Assise des Hauts de Seine à plusieurs années de prison ferme.
Isabelle, elle, s'est retrouvée avec sa conscience. Bien sur, responsable de rien, directement. Mais comment ne pas penser que sans avoir présenté une personne à l'autre, le drame ne se serait pas produit! Difficile de mettre cela de coté; j'ose espérer que, depuis, elle a pu apprendre à "vivre avec". 
Un drame; c’est bien de cela dont il s’agit.  Je me souviendrais longtemps de l’appel téléphonique des parents de Joëlle, alors que je rédigeais les « constatations » du crime.  Appel (adroitement) renvoyé par le commissariat local directement sur mon poste. Inquiets comme l'étaient ces parents, j’ai été obligé de leur annoncer la « nouvelle » à distance. Une des choses les plus difficiles qu’il m’ai été donné de faire dans ce métier. Annoncer le décès d’un proche, qui plus est par téléphone. Quoi de plus cruel?
Un drame qui est de ceux qui me font penser que l’homme humain est capable de tout. Du meilleur, comme, malheureusement, du pire.
Heureusement, au milieu de tout cela, il y a l'éventail du possible. Rien n'est tout blanc ou tout noir.
Et, il faut l'avouer, il est bien plus souvent capable du meilleur.
Ce n'est, pour autant, pas ce que l'on voit le plus souvent dans nos métiers; d'où l'importance de garder un minimum de recul sur notre société. C'est absolument nécessaire. C'est vital, même.
NB: photo d'illustration, n'ayant rien à voir avec les faits