SF 581... c'est le code qui désignait le compte alors géré par Jérome Kerviel, lorsqu'il passait ses transactions pour la Société Générale. Probablement est-ce un hasard du calendrier, toujours est-il que le site d'information Mediapart, ainsi que les Parisien, ont fait état, hier soir, d'un énième rebondissement dans l'affaire dite "Kerviel", en litige avec celui qui était alors son employeur.
Alors que la commission d'Instruction de la Cour de révision devrait, aujourd'hui, examiner les moyens présentés par la Défense du trader, l'on apprend que Chantal de Leiris, alors substitut du Procureur de la République de Paris, a été été enregistrée, à son insu. Et cet enregistrement a été opéré par Nathalie Le Roy, Commandant à la Brigade Financière de Paris, alors en charge de ce dossier. Depuis, détachée au sein d'une autre administration.
Déjà en Mai 2015, N. Le Roy s'était retrouvée sur les devants de la scène, alors qu'elle avait été entendu par le juge d'Instruction Roger Le Loire. Lors de cette audition, elle avait fait part de son "sentiment", puis de ses "certitudes" quand au fait que l'enquête ait été manipulée par la Société Générale. Ce qu'elle a récemment expliqué dans l'émission "Complément d'Enquête", diffusée la semaine passée sur France 2.
Pour rappel, Jérome Kerviel avait été condamné, en 2014, à cinq ans de prison, dont trois avec sursis. D'abord condamné, en sus, à rembourser à la Société Générale la somme de 4.9 milliards d'euro, cette disposition a, depuis été annulée par la Cour de Cassation. Ce point devant encore être réexaminé par les juges de la Cour d'Appel de Versailles.
Cet enregistrement fait par Nathalie Le Roy a, par la suite été remis à David Koubbi, avocat chargé de la défense de Jérome Kerviel. Au journal "20 Minutes", l'enquêtrice explique sa démarche par le fait d'avoir voulu "enregistrer les preuves des dysfonctionnements" qu'elle dénonce depuis un an. N'ayant trouvé écho au sein de l’institution judiciaire, elle n'aurait trouvé d'autre moyen que de remettre le fichier audio à la défense de Jérome Kerviel.
Enquêteur, lanceur d'alerte?
Je ne connais bien évidemment pas cette affaire; et si c'était le cas, je n'en parlerais pas. Pourtant, ces révélations posent plusieurs problématiques, distinctes les unes des autres.
Avant tout, sur le fond. Effectivement, ces enregistrements sont de nature à poser quelques questions de fonctionnement. Sur les rapports entre certains magistrats et les avocats de la Societé Générale, par exemple.
Nathalie Le Roy, selon les termes mêmes de David Koubbi, est ainsi posée en "lanceur d'alerte", l'avocat exigeant que le Commandant de Police soit, à ce titre "protégé".
Qu'adviendra-t-il de cet enregistrement, eu égard à la légalité du procédé? Difficile à dire; la justice aura probablement à apporter une réponse. Soit elle décidera de la validité de l'enregistrement, et cela fera jurisprudence, soit elle le jugera illégal, et nul doute qu'une partie de l'opinion pensera, forcément, qu'il y a dès lors quelque chose à cacher. Quoi qu'il en soit, il s'agira d'une décision qui laissera des traces.
L'enquêteur que je suis se pose pourtant la question de savoir si, à la place qui est la nôtre, nous devons être ces "lanceur d'alerte". La question plus large est la réaction qui peut être la notre face à une décision de justice qui ne va pas dans le sens de notre avis, et/ou de l'enquête menée. Peu importe la raison de ce qui nous apparaît comme une "injustice". Nouveaux éléments, nouvelle vision du dossier, ou tout simplement une décision que l'on ne comprend pas. L'enquêteur fait partie d'une chaîne; dans laquelle se trouvent, dans ces cas-là, un juge d'instruction, le représentant du parquet, les magistrats du siège, mais aussi une hiérarchie administrative. Autant de fonctions d'être susceptibles d'aider à ce qu'il ne puisse y avoir le genre de problème évoqué. Et comme le dit ma collègue, @Simoneduchmole "... dans tous les dossiers, la partie civile communique les éléments qui l'arrangent, cherchant ainsi à manipuler les services de police et de la justice. Le boulot d'un enquêteur consciencieux n'est pas de prendre ces éléments pour argent comptant, mais de les examiner avec un esprit critique, quand bien même le sujet serait complexe. Et s'il a des doutes, des interrogations, à l'issue de ses investigations, il se doit de les coucher noir sur blanc sur son rapport de synthèse".
Il faut reconnaître qu'il peut arriver qu'un enquêteur se laisse, non pas dépasser, mais absorber par un dossier. Il ne s'agit pas d'obsessionnel, mais plutôt de se donner, soi-même, les moyens (avant d'en exiger auprès des autres) d'arriver à un résultat. En y sacrifiant beaucoup de choses, à commencer par son propre temps; y compris personnel. De tirer toutes les ficelles possibles, pour aller au bout des investigations possibles. J'imagine très bien que c'est ce qui a pu arriver à ma collègue de la Brigade Financière. Je ne connais que très peu ce service, mais la question que je pourrais me poser, serait de connaitre le rôle d'un "groupe", dans ce genre d'affaire. J'ai ici la sensation que Nathalie Le Roy a pris toute cette affaire sur ses épaules, et qu'elle s'en estime, à elle seule, comptable. Ce qui, il faut bien l'avouer, dans le cas d'une condamnation ferme que l'on estime injuste, peut être bien difficile à porter.
Quelles conséquences?
J'imagine bien que Nathalie Le Roy a bien pesé le pour et le contre, avant de remettre un tel enregistrement à David Koubbi. Cela n'est pas une attitude naturelle pour un policier. Et, déjà, cela n'en est pas une que de procéder à l'enregistrement sauvage d'une discussion avec autrui. Qu'il soit, ou non, magistrat.
Malheureusement, ce comportement aura des répercussions, autres que celles liées à cette propre affaire, et sa propre personne. Je pense, d'abord, à Chantal de Leiris, magistrate; quand bien même elle se trouve à ce jour en position de "réserviste"! Mais je pense surtout à tous ceux qui sont encore en exercice. Au premier plan, les enquêteurs de la Brigade Financière. Il est probable que les prochains jours soient un peu compliqués pour eux, notamment, lorsqu'il s'agira de décrocher le téléphone pour appeler un magistrat. Du simple malaise, à l'engueulade, en passant par des vannes quasi inévitables... il va falloir surfer entre tout ça en feignant d'être le plus éloigné possible de l'affaire. Pour autant, je ne doute pas, ou plutôt, j’espère, que au delà des personnes en cause, chacun sera suffisamment intelligent pour ne pas faire d'amalgame; que ce soit du coté des enquêteurs, ou des magistrats.
Mais, plus largement, c'est bien le rapport magistrat / OPJ (enquêteurs, au sens large), qui est écorné. Tous les praticiens savent qu'il est plus que nécessaire que tout le monde agisse en confiance. Autant que faire se peut, en tous les cas. Et, on le sait, c'est juste humain, aussi bien la confiance est un sentiment difficile à gagner, autant il est très facile à perdre.
"Je veux que la justice soit bien administrée". Cette phrase est signée Nathalie Le Roy, dans une interview donnée au journal "20Minutes". Et, sur le fond, on ne peut que lui donner raison. Pour autant, nous, policiers, sommes des enquêteurs. Et non pas des justiciers. Ma collègue est entrée, par voie de conséquence, au cœur d'une stratégie de manipulation. Reste à savoir qui manipule qui. Je ne doute pas du fait que Nathalie Le Roy soit une très grande professionnelle, dans son domaine. Et qu'elle a agit en pensant bien faire. Inversement, je ne suis pas bien sur qu'elle ait bien mesuré, à la fois, toutes les conséquences, mais surtout qu'elle puisse voir à travers toutes les manipulations autour de cette affaire, qui met aux prises des intérêts colossaux, aux moyens qui dépassent la seule vision et l’expérience d'un enquêteur. Aussi bon soient-ils.