Sifflement, pssst, psssst, "très charmante", un "06" demandé à l'impératif, "quoi, tu veux pas parce que t'as déjà un mec?"... Puis face à un refus ou une sourde oreille : "Pour qui tu te prends", "Je suis pas assez bien pour toi, c'est ça?" voire de plus directs "Pétasse" entre autres "Même pas belle" et parfois "Salope"...
Longtemps, ça a seulement fait partie du folklore de la drague urbaine qu'on reconnaissait un peu "lourde" mais que l'on disait "pas bien méchante". Ca n'était pas regardé comme quelque chose de possiblement importunant voire de carrément menaçant pour les femmes dans l'espace public. Longtemps, celle qui s'ouvrait de la colère que ça suscitait en elle recevait le plus souvent pour réponse un ironique "Oh quel malheur d'être une jolie fille qui attire l'attention, on va te plaindre, tiens!" éventuellement assorti d'un funeste "Tu le regretteras bien, tu verras, le jour où ça ne t'arrivera plus", lourd de sous-entendu jeuniste. Longtemps, il était donc acquis que c'était flatteur, voire un vrai privilège d'être ainsi abordée à l'improviste, quitte à en sursauter tant c'est parfois brusque et intrusif, et sans pouvoir s'en défendre autrement qu'en baissant les yeux, en faisant semblant de ne pas entendre voire en se sentant forcée d'esquisser un pâle sourire pour éviter de passer pour une connasse.
Et puis, à la faveur notamment des travaux médiatisés de Sofie Peeters et de collectifs tels que #stopharcelementderue, on a mis le sujet sur le tapis et libéré la parole de celles qui n'ont pas envie de se faire accoster en pleine rue. De celles qui le vivent parfois même très mal, voire que ça retient de sortir de chez elles à certaines heures, en certains lieux, dans une certaine tenue, en d'autres termes de celles qui le ressentent comme une restriction à leur liberté d'aller et venir comme bon leur semblent.
La prise en considération du point de vue des femmes qui refusent le "harcèlement de rue" n'a pas manqué d'entraîner son lot de réactions diverses. Parmi celles-ci, deux méritent qu'on s'y arrête. Celle d'abord, qui a renvoyé les femmes qui refusent ce type de "drague" à la figure de la sainte nitouche pudibonde doublée d'une hypocrite méprisante qui n'aurait rien contre les avances d'un homme beau, friqué et bon parleur mais repousserait seulement celles des hommes d'une autre classe, d'une autre culture que la sienne. De l'eau est apportée au moulin de cette présomption de mépris social par une autre réaction qui consiste à portraiturer le harceleur-type en caillera vingtenaire au ton des quartiers volontiers imprégné d'accent venu d'ailleurs, en oubliant d'une part que le harcèlement de rue n'a pas court que dans les banlieues et d'autre part n'est pas le seul fait du "djeun mal élevé". La pétasse pincée (souvent qualifiée de "parisienne", notamment sur des sites sexistes particulièrement haineux) versus la racaille beaufisante.
Un récente confrontation par chronique radiophonique et tribune on-line interposées a mis le doigt sur les impasses d'un débat posé en ces termes. D'abord, la chroniqueuse Noémie de Lattre, usant des codes d'exergue des humoristes actuel-les, a présenté le harceleur de rue type en "gros con", "trou de balle au cul bas", "avorton au charisme d'huître", "sous-mec" avec "une casquette à l'envers" et un authentique accent des banlieues et qui n'aurait aucune légitimité à prétendre à "boxer dans la même catégorie" qu'elle. Loin d'être à jeter dans son intégralité, parce qu'elle dit aussi de solides vérités sur le bon droit à ne pas être "dérangée dans sa vie" sans permission et le refus d'être "jugée", "évaluée", "mesurée" sur son seul physique par un inconnu, la partition de Noémie de Lattre a aussi braqué celles et ceux qui y ont vu une attaque dirigée seulement contre une catégorie de dragueurs-harceleurs épargnant soigneusement les emmerdeurs-de-filles en col blanc, ceux qui n'ont pas d'accent ni de baggy, ceux qui exercent aussi leurs "talents" de "pick-up artists" ailleurs que dans les rues...
Alors, l'étudiante en sociologie Alix Van Buuren, a répondu à Noémie de Lattre dans une tribune sur Rue 89 que son discours faisait "le jeu d’un mépris de classe et d’un racisme terrible"... Et qu'il était la marque d'un "féminisme bourgeois"! Tiens, tiens, le "féminisme bourgeois", ça rappelle pas un peu la rhétorique douteuse des anti-féministes les plus virulent-es qui voudraient faire passer les femmes qui ont acquis leur indépendance et accédé aux espaces des pouvoirs pour de grandes égoïstes qui n'auraient dès lors que faire du sort leurs non-camarades ouvrières, des féministes "de classe" qui sacrifieraient les valeurs universelles d'égalité sur l'autel du triomphe de leurs mesquins intérêts de femmes privilégiées?
Derrière la maladresse de l'accusation de "féminisme bourgeois" portée par Alix Van Buuren, l'on touche là un point hautement sensible de la culture féministe, historiquement plutôt ancrée à gauche : comment conjuguer le principe du droit des femmes, de toutes les femmes, y compris celles dont on ne partage pas l'opinion, le mode de vie ou les valeurs, à être parfaitement les égales des hommes (y compris ceux de leur milieu, s'il doit être "bourgeois") et à exercer pleinement leur liberté (y compris celle d'ambitionner de s'élever) avec les principes tout aussi inaliénables de respect des différences sociales et culturelles et d'égalité entre les individus par-delà les frontières de classe, d'origine et de "milieu".
Il me semble que pour échapper à cette impasse, ce ne sont pas les profils (et les façons d'être et de faire stéréotypées) du harceleur d'une part (qui n'est pas que le jeune à casquette retournée, tant s'en faut) et de sa victime d'autre part (qui n'est pas que la bourge guindée, évidemment) qui méritent d'être auscultés. Ce qui est en jeu, selon moi, ce sont les rapports entre les genres, et en l'occurrence le plus sensible d'entre eux : celui de la séduction. Comment en effet penser la rencontre et le jeu des attirances en termes nouveaux, à présent que les femmes n'ont plus besoin des hommes pour exister (mais qu'elles peuvent avoir envie d'eux pour partager), ne se sentent plus flattées d'être repérées et accostées (mais peuvent apprécier d'attirer l'attention, tout comme les hommes d'ailleurs)? Comment aborder et vivre l'échange de regards et de paroles (même audacieux) dans un scénario autre que celui de la chasse où l'on traite l'autre en proie puis en trophée? Comment confronter l'excitation (avec toutes les ambiguïtés de ses motifs) tout en respectant inaliénablement le consentement de chacun-e? Comment signaler son désir de l'autre (et non de la possession de l'autre) sans le réifier? Comment entendre le refus d'une avance autrement que comme une atteinte à l'orgueil appelant une vexation en retour? Comment, en somme, écrire les codes d'une séduction aussi respectueuse de chacun-e que stimulante pour toutes et tous? Cela s'invente ensemble et je parie que ça peut être une aventure formidablement excitante pour les femmes et les hommes...