En moins de 48 heures, plus de 160 000 femmes (j'en suis) ont témoigné de harcèlement et d'agressions sexuelles dont elles ont été victimes. Ainsi le hashtag #BalanceTonPorc est devenu en moins de deux jours, un mouvement. Celui d'une libération de la parole de toutes celles qui, parfois depuis plusieurs années, voire décennies, gardaient sur le coeur ou bien réservaient aux conversations chuchotées dans l'intimité craintive de représailles, la vérité sur les violences dont elles ont fait l'objet.
Et l'on découvrit ce que le déni renvoyait lâchement à des cas isolés, des rencontres malheureuses, des quiproquos (de mon c...) : on découvrit — ou fit semblant de découvrir — un fait social massif. Le harcèlement sexuel touche un nombre incalculable de femmes. Celles qui l'ont directement subi, indiscutablement très très très nombreuses ; celles qui ont intériorisé le risque que ça leur arrive et vivent avec ce sentiment d'insécurité, adaptent leur comportement en fonction, espérant y échapper en évitant de "provoquer" (culture du viol, quand tu nous tiens). A savoir, à l'arrivée, presque toutes les femmes.
Une foule de représentantes de la moitié de la population parle pour dire le traumatisme vécu, mais aussi la défiance permanente dans laquelle le fait social massif de harcèlement lié à leur genre les tient, au travail, dans la rue, dans l'espace public comme dans l'intimité conviviale ou familiale. Et les hommes influents n'ont rien de mieux à leur retourner que du mansplaining. En français : de la mecsplication. C'est à dire des petites leçons condescendantes sur la façon dont on s'y prend (mal) et dont on devrait plutôt s'y prendre.
Petite leçon n°1 : initiation aux grands principes du droit
Raphaël Enthoven mecsplique ainsi que "les femmes doivent porter plainte". Mais c'est bien sûr! On n'y avait pas pensé, tas de gourdasses que nous sommes.
Alors, Raphie chéri, je vais te femspliquer : quand tu te fais agresser, par exemple sur ton lieu de travail, aussi étrange que cela puisse te paraître, tu ne dis pas à ton manager (qui plus est si c'est ton agresseur) "Scuse, j'ai une course à faire, j'en ai pour deux ou trois heures, peut-être quatre, je reviens". Parce que ça va te surprendre, mais aller porter plainte, c'est une tannée en général, et un cauchemar en particulier quand c'est pour déposer au sujet d'une agression sexuelle.
Tu as entendu parler du fait qu'on nous demande systématiquement de détailler les raisons qui ont fait qu'on s'est retrouvée dans cette situation, à ce moment-là, dans cette tenue ; qu'on nous interroge sur le comportement qu'on a bien pu avoir pour que les choses en arrivent là?
Et pendant que je suis au commissariat à me justifier sur mon attitude (inappropriée, forcément inappropriée) et mes réactions (inappropriées, forcément inappropriées), tu peux me dire qui fait mon boulot en retard, qui va chercher mes gosses à l'école, qui remplit le fridge parce qu'il n'y a plus de lait pour le petit-déj de demain matin?
Tu vas rire (jaune, j'espère), mais en fait, en plus d'être découragées de porter plainte par l'entourage qui ne voit pas "mort d'homme" (indeed... Y a massacre de femme) et recommande de "vite passer à autre chose — c'est pour toi que je dis ça", par la police qui tergiverse sur la qualification du fait, par la justice encombrée qui classe sans suite, par le risque avéré de perdre notre job (comme 95% des femmes qui ont porté plainte pour harcèlement sexuel au travail), par la menace d'une contre-plainte en diffamation (le petit plaisir à pas cher des avocats des agresseurs), on n'a pas le temps d'aller porter plainte. C'est futile, hein?! Mais ce que ça dit aussi du harcèlement sexuel, c'est que ça nous bouffe du temps et de l'énergie en plus de nous ronger la tête et le bide. C'est en ça aussi que c'est une entrave à notre liberté qui dépasse largement le moment et le cadre de "l'incident".
Alors oui, on sait que "Twitter n'est pas un tribunal", comme l'a dit la Secrétaire d'Etat à l'Egalité entre les femmes et les Hommes Marlène Schiappa. Oui, on est au courant de l'Etat de droit. Oui, on a entendu parler de la présomption d'innocence (même si ça nous fait un peu mal au derche qu'elle se retourne en "présomption de mensonge" entachant systématiquement notre prise de parole). Oui, on rêve que les grands principes du droit soient appliqués, à commencer par celui qui nous vient de Hobbes et Rousseau : le droit de chacun.e à être en sécurité. Nous, femmes, n'avons pas le sentiment d'être en sécurité dans l'espace public. Et contre ça, on ne veut pas des caméras vidéo pour nous surveiller (et quelques petit.es délinquant.es avec — deux en un, c'est bien, comme pour le shampooing) ni des flics pour nous chaperonner, on veut des rapports femmes/hommes débarrassés d'agressivité patriarcale.
Petite leçon n°2 : cours d'histoire de la Seconde guerre mondiale
Zemmour mecsplique, lui, que #BalanceTonPorc, c'est de la délation comparable à la livraison des Juifs aux nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Sorry? Là, j'y perds mon yiddish. Car à moins que Zemmour veuille nous dire que les victimes de la Shoah étaient en fait des salopard.es qui maltraitaient leur prochain.e à l'équivalent de ces salauds de harceleurs et agresseurs de femmes, je ne vois pas comment cette mise en miroir est possible. Et puis la suite, c'est quoi? Il va nous expliquer qu'en fait, sur le fond, les déporté.es n'étaient pas innocent.es mais que c'est pas beau de dénoncer et que la punition a été disproportionnée?
Oh! Oh! Oh! On revient à la réalité, là!!! Et puis à la décence, aussi, tant qu'on y est. Le point Godwin n'a pas lieu d'être atteint : parce que nous, les femmes qui dénonçons les agressions sexuelles, on n'a pas traité nos violenteurs de nazis, car on a suivi les cours d'histoire à l'école et qu'on ne fait pas dire n'importe quoi au passé d'une part et car on a du respect d'autre part pour les mort.es et les rescapé.es des camps qu'on ne convoque pas à tout de champ.
Mais si vraiment il faut aller chercher des échos dans l'histoire, alors faudrait quand même voir à ne pas se tromper sur qui sont les collabos. Nous femmes victimes de harcèlement et d'agressions sexuelles, on en a croisé plus d'un.e, de ces lâches qui ont su, qui ont vu ce qui nous est arrivé, qui n'ignorent pas qui nous l'a fait, et qui se taisent, pour ne pas avoir d'emmerdes... Quand ils/elles ne volent pas au secours de l'agresseur dénoncé, parce que, même s'il y a zone de tangage, on est quand même plus confort au sec dans le bateau du dominant dominateur qu'à l'eau, avec celles qui se noient dans leur chagrin et dont on enfonce volontiers la tête pour les couler d'un "arrête de faire ta victime victimaire".
Petite leçon n°3 : formation à l'empathie
Woody Allen mecsplique que cette "chasse aux sorcières" le fait flipper (tu m'étonnes, Léonne) et qu'il a beaucoup de "peine" pour son ami "triste et malade" Harvey Weinstein. Un peu d'empathie, mesdames, que diable! Ces hommes qu'on dénonce souffrent terriblement de l'opprobre publique (Warning : Male Tears!).
C'est drôle pour personne, on est d'accord, de se faire lyncher sur les réseaux sociaux. Perso, chaque fois que ça m'est arrivé, non parce que j'avais violé quiconque, mais parce que j'avais eu le tort d'écrire des articles féministes qui me valurent pour commentaires de douces promesses d'être "boukakée", "coincée dans un coin pour calmer la mal-baisée" ou tabassée de "bonnes baffes pour lui remettre les idées en place", j'en ai méchamment souffert, je reconnais. Je n'ai d'ailleurs pas rencontré beaucoup d'empathie dans ces moments-là. On m'a en revanche dit que je l'avais "cherché" en balançant mes trucs provocs sur le web. Ah oui, et aussi, on m'a dit que je devais être contente de "faire le buzz" (coucou le monsieur de l'IEP de Bordeaux) avec mes petits papiers de blog et que pour bénéficier de cette visibilité, il y avait bien "un prix à payer".
Je ne suis pas très branchée loi du talion, je ne souhaite donc pas spécialement faire subir à autrui ce qui m'a fait souffrir. Mais je ne tends pas l'autre joue, non plus. L'empathie, ce n'est pas pardonner, ce n'est pas trouver des excuses, ce n'est pas retourner la charge de la preuve, ce n'est pas le syndrome de Stockholm. L'empathie, c'est se mettre à la place de l'autre pour envisager la façon dont on réagirait dans sa situation. Ben, quand je mets à la place des agresseurs de femmes aujourd'hui dénoncés, je me dis que si j'étais eux, je n'aurais rien envie de faire d'autre que d'aller me cacher. J'aurais honte, en fait. Et sans doute que j'essaierais de demander pardon, en comprenant toutefois que mes victimes ne soient pas prêtes immédiatement à me l'accorder.
Petite leçon n°4 : philosophie de la condition animale
Intermède grotesque. Aymeric Caron mecsplique, de son côté, que le hashag #BalanceTonPorc n'est pas sympa pour les cochons. Tu vas rire, Aymeric, mais avec mes copines, dès dimanche, on s'est fait la remarque qu'on préfère largement les cochons aux hommes qui nous agressent. Et c'est pas juste pour le bon mot. Parce qu'en fait, pour ta culture générale, je vais te femspliquer patiemment que l'antispécisme (qui consiste à ne pas considérer l'humain comme une espèce supérieure aux autres animaux) est très répandu, et pas seulement depuis la dernière pluie, dans le féminisme.
Je ne sais pas si tu as lu les ouvrages de Carol J. Adams, par exemple. Depuis les années 1970, cette intellectuelle américaine instruit les liaisons dangereuses (pour l'écologie, pour les animaux et pour les humaines) entre spécisme et sexisme. Son ouvrage The Sexual Politics of Meat, paru en 1990, met en évidence les relations croisées entre volonté de dominer l'animal et système patriarcal, quand le principe destructeur de la conquête telle que la virilité primaire le valorise met la viande et la femme dans le même sac des consommables vivants méprisables et périssables.
Le prends pas mal, Riric, mais quand la végétarienne que je suis (comme beaucoup de mes ami.es féministes) veut faire découvrir l'antispécisme à des non-initié.es, ce n'est pas ton gentil ouvrage de 2016 que je recommande. C'est ceux de Carol Adams ou de Marti Kheel. Juste parce qu'elles étaient là avant. Et parce que ce qu'elles ont écrit est plus intelligent et plus documenté.
Petite leçon n°5 : éducation physique et sportive
On mecsplique encore qu'il faudrait voir à arrêter de jouer les victimes et commencer à envisager de se défendre. Youpi, toutes au gymnase entre midi et deux pour l'atelier "self defense". Ceux qui nous disent qu'on aurait "dû" riposter plutôt que de venir pleurnicher après, s'étonnent, pour ne pas dire trouvent suspect, qu'une grande gueule dans mon genre n'ait pas été foutue de remettre le harceleur à sa place et de retourner une paire de baffe au patron qui m'a coincée dans l'armoire à papeterie pour m'y embrasser de force.
Alors, mes petits chats, faut qu'on se parle : je vais vous femspliquer la sidération. C'est un étrange réflexe neuropsychique qui paralyse une personne subissant un choc émotionnel important, l'empêchant notamment d'avoir les bonnes réactions (de fuite, de riposte...) alors même qu'elle est normalement armée pour les avoir. Voilà, t'es une fille indépendante, intelligente, forte, en bonne santé, dynamique et vigoureuse, mais quand on te chope par derrière, qu'on te prend fermement les épaules et qu'on t'embrasse dans le cou alors que t'étais juste venue chercher un stylo dans le cagibi, t'es pas en meilleur état qu'une huître ouverte au couteau qui prend un coup de fourchette : tu as la chair à l'air, le cerveau et les tripes dans les talons et au mieux une petite contraction pour te replier sur toi-même.
Et vous voulez que je vous dise, c'est double peine, parce que quand le mec t'a lâchée la grappe, le cou et/ou le sein, non seulement t'es traumatisée par ce qui vient de t'arriver, mais de surcroît, tu t'en veux à mort d'avoir été si nulle, complètement incapable de te défendre, alors même que dans la vie, normalement, t'es tout sauf une victime (ce qui, au passage, n'est pas une insulte, mais seulement la situation d'une personne qui a subi une violence).
Petite leçon n°6 : vous reprendrez bien un peu de positive attitude ?
Allez, une petite dernière. Là, c'est Laurent Bouvet qui mecsplique qu'au lieu de balancer mon porc à grands renforts de scabreux détails sur ce qu'il m'a imposé, ce serait vachement plus joyeux pour tout le monde de balancer son "mec super cool". Ah! Bravo, champion, des femmes parlent d'elles (et ça ne leur est pas si simple) et un homme les invite à plutôt parler d'eux.
J'entends que pour Laulau, le sujet soit plus intéressant et plus "positive attitude", mais j'ai quand même envie de demander : c'est quoi, un mec super cool? C'est un mec qui ne cherche pas à m'intimider? C'est un mec qui ne me regarde pas comme un objet de consommation ou de possession, à l'équivalent de quelque bon vin, belle montre ou grosse bagnole? C'est un mec qui lave ses chaussettes tout seul? C'est un mec qui s'occupe de ses gosses? Perso, j'appelle pas ça un mec super cool, j'appelle ça un mec normal. Le minimum exigible.
Ou alors, un "mec super cool", c'est un mec qui au lieu de mecspliquer la vie en général et comment je dois réagir en particulier quand un mec pas cool m'agresse, se tait et m'écoute quand je parle. Mais ça aussi, j'estime que c'est juste normal.