Défendre le droit des hommes à « importuner », c’est les prendre pour des (sales) gosses

 

 

Des millions de femmes de tout âge, de tous horizons sociaux, partout à travers le monde font collectif pour lever le tabou du harcèlement sexuel et des agressions sexuelles... Et une centaine de Françaises dont le pedigree socio-économique indique une diversité toute relative se fait remarquer en défendant le droit des hommes à "importuner", au bénéfice de la liberté sexuelle des femmes qui se manifesterait quand-elles-disent-non-mais-pour-ça-il faut-avoir-des-propositions...

Curieux euphémisme aux accents désuets que cette convocation de "l’importun" tour à tour insistant, galant, dragueur lourd aux mains — intentionnellement ou "accidentellement" — baladeuses, voleur de baiser, maladroit... Tout le portrait d’un pas mauvais gars qui ne mérite pas d’être traité de porc ni jeté en pâture aux réseaux sociaux où pullulent les délatrices féministes hystériques et victimaires. Un pas méchant bonhomme soudain élu au rang de rempart ultime contre le puritanisme rampant qui va finir par nous livrer tout cru aux "extrémistes religieux" (sic). Ouf! "L’importun", même s’il n’est pas toujours bien malin, va nous préserver du désastre en nous demandant notre 06 dix fois de suite, en nous envoyant des messages graveleux et en nous collant de temps en temps sa pogne au cul.

C’est pour notre bien : ça nous permet de dire non, si on veut pas. Oui, si on veut bien. C’est la liberté, quoi! La vraie, celle des femmes qui s’en foutent de se faire traiter de salope-même-pas-belle et éventuellement de se prendre une mandale quand elles repoussent notre sauveur "l’importun" ; celles que ça ne heurte pas dans leur "dignité" (sic) de se faire sexuellement agresser ; celles qui sont plus fortes que ça, au-dessus de la peur, imperméables à l’intimidation, celles qui prennent tout ce qui leur arrive comme une expérience, voire une occasion rêvée de vivre des choses intenses ; celles qui osent, celles qui winnent au grand concours de la sélection naturelle des fort·es de l'espèce. Et n’ont que du mépris pour celles qui se sentent proie, qui se sentent victimes, qui ne surmontent pas les traumas, ces petites natures que pour rien au monde elles ne considèreraient comme leurs "sœurs". Car la sororité, c’est minable à côté de la fraternité qu’on peut rejoindre d’un coup de baguette universaliste (mais c'est bien sûr).

Il faudrait donc, pour être une femme libre et épanouie, vivre en bonne intelligence avec les "importuns". Et garder son énergie pour s’occuper des "vrais problèmes" de droits des femmes, comme les écarts salariaux précise la tribune (au cas où on y aurait pas pensé). En voilà un bon sujet. Dès la sortie de l’école, à diplôme égal et pour un même poste, les filles demandent 15% de moins que les garçons (Baromètre Trendance, 2014). Les connes! Ça n’a rien à voir, penses-tu, avec le fait que toute une culture leur raconte depuis qu’elles sont nées que les garçons font ce qu’ils veulent et que les filles prennent sagement ce qu’on leur laisse. En remerciant. Il y a entre 5% et 20% de filles dans les formations aux métiers de la tech, aujourd’hui les plus porteurs pour faire carrière, et l’étude Social Builder 2017 montre clairement que le sexisme décomplexé qui y règne décourage jusqu’aux plus audacieuses de poursuivre dans une filière insuffisamment accueillante pour elles. Du coup, elles vont plutôt dans le secteur du care, ça rapporte moins, les perspectives d'évolution sont modérées, mais que veux-tu, si t’as pas les couilles tripes pour résister à la litanie quotidienne des blagues scabreuses potacheries et à ton petit lot de harcèlement sexuel taquineries, c’est que ne tu mérites pas ta place parmi les warriors de notre ère, ma chère. Idem si tu n'es pas trop bien en ce moment parce que la semaine dernière, ton manager t’a plaquée contre le mur du cagibi à papeterie. Me dis pas que ça va t’empêcher d’aller négocier sereinement ton augmentation de salaire après-demain? Chochotte, va! Qu’est-ce que c’est que ces coquetteries de fifille coincée du cul, m’enfin?

Il faudrait donc que nous prenions la vie comme une excitante expédition qui prendrait tout son sel dans la rencontre frissonnante avec le loup (c’est plus flatteur que "porc" pour les alpha mâle egos, on en conviendra). Quelle grotesque caricature ! Quelle prison narrative pour le jeu de séduction ! Quand celui-ci est pourtant tellement plus passionnant quand l’échange entre des êtres singuliers (avant d’être des hommes ou des femmes) s’est débarrassé des figures imposées du rapport social pour laisser enfin toute place à la découverte d’un·e autre.

Ma liberté sexuelle, elle est précisément là, elle commence à l’instant où je suis pleinement moi avec l’autre, non pas objet d'un désir étranger tombé sur moi par hasard ou par réflexe, mais sujet désirant face à un autre sujet désirant.

Je ne suis pas responsable d’une prétendue "misère sexuelle" et je n’ai pas vocation à lutter contre la faim de cul dans le monde. Je ne suis pas la Mère Teresa des crève-la-nique ni la baballe rebondissante de ceux qui prennent l’espace collectif pour leur terrain de jeu privatif. Je ne suis pas une pièce de gibier lâchée dans une réserve de rapports de genre archaïque. Je ne suis pas là pour arbitrer quelque compétition des hommes entre eux.

Je suis une femme, une humaine, une égale singulière. J’ai mes désirs. J’aime séduire. J’ai le goût du jeu. Je sais quand on me plait, je sens ce que je peux signifier de cela en contexte et je m’intéresse à ce que l’autre signifie pour savoir si je peux proposer, ce que je peux proposer et comment proposer. Proposer, c’est opportuner ; le contraire même d’imposer et importuner. Il arrive que je me confronte, comme chacun·e, à l’absence de désir retour ou à l'indifférence. Si j’en conçois de la déception, de la frustration, de la blessure narcissique et pourquoi pas une forme de peine, comment pourrais-je en tenir responsable un·e autre qui précisément ne se sent pas concerné·e par ce que je ressens ? Plus encore, comment pourrais-je exiger qu’il/elle soit concerné·e quand même parce que je le veux et le vaux bien ?

Cette impériosité du désir exigeant prise en compte immédiate et éprouvant les limites du cadre pour tester sa puissance et/ou obtenir réassurance sur son existence, c’est l’affaire des enfants dans le rapport à leurs parents. En affirmant, en contexte hétéronormatif, le droit des hommes à "importuner" et en creux le devoir des femmes de prendre en charge leurs besoins (d’attention, d’affirmation, de décharger des pulsions…) et d'y répondre, on prend les hommes pour des gamins. Quand on nous explique que leur droit est à solliciter notre attention, un câlin, une faveur quand ils le veulent et comme ils le veulent parce qu’on est assez grandes et assez fortes pour dire non si on n’est pas d’accord, on nous positionne en mères qui détiennent sur eux le pouvoir de dire "oui, mon chéri, si ça te fait plaisir, ça me fait plaisir de te faire plaisir" ou "non, mon chaton, tu ne peux pas tout avoir. Et puis il faut demander mieux que ça. J’ai pas entendu le mot magique".

C’est peut-être confortable pour certains hommes de se reposer ainsi sur des mamans-putains à qui adresser affects et besoins en leur remettant la charge d’accepter ou refuser, offrir ou priver, gratifier ou punir. Mais qui est vraiment libre là-dedans? Des hommes-enfants prisonniers de la condition de "pervers polymorphe" désignée par Freud comme la soumission (plutôt malheureuse) à ses pulsions ? Des femmes conditionnées aux archétypes du féminin ? Chacun.e voit midi à sa porte, bien sûr, mais moi, c’est dans cet ordre-là des rapports femmes/hommes que je vois un sérieux risque de conservatisme... Et de fond puritain seulement rhabillé de pelures libertines.