Les variations de la servitude volontaire selon Elisabeth Badinter

 

Elisabeth Badinter a « de la compassion » pour Penelope Fillon. Elle l’a dit hier sur France Inter, à l’occasion de la révélation de sa nomination comme Présidente du Prix du Livre organisé par la chaîne. Pas de problème avec l’immersion de considérations d’actualités politiques dans une case culturelle : la littérature n’est pas faite (que) pour divertir, mais a bien (haute) portée politique.

Tenons-nous en donc au fond du discours. Cette affaire de compassion, qui laisse un peu planer le soupçon du réflexe de protection de l’entre-soi d’une élite, avec le même malaise inspiré que ce petit matin de juillet 2011, où sur la même antenne, la même Elisabeth Badinter s’indignait du traitement que les médias réservaient à l’ami DSK, en pleine affaire du Sofitel.

Mais au-delà de cette indignation compassionnelle réservée aux grand.es de ce monde, il y a aussi un vrai problème avec les mouvements de sympathie, et en miroir d’antipathie, à l’égard des femmes chez Elisabeth Badinter. L’absolu de son propos « féministe » semble simple : l’égalité entre les sexes et la liberté des femmes et des hommes sont intrinsèquement liées et l’une ne va jamais sans l’autre. Dit comme ça, on ne peut qu’adhérer. Dans le détail, on peut en discuter : la liberté inaliénable de choisir pour soi et pour son corps va-t-elle jusqu’à faire de la prostitution une affaire principielle de libre-arbitre, quitte à dénier, au bénéficie de la posture théorique, la matérialité des situations d’esclavage qui continuent quand même à s'observer ? Cette même liberté assortie d’indépendance et d’équitabilité dans les rapports interindividuels est-elle le fond du problème en matière de GPA ? Vu de loin, comme ça, et sur le plan strictement philosophique, je pourrais me sentir assez proche des positions de Zaza : la notion fondamentale de liberté se pense d’abord en principe inaliénable, dont l’idéal ne souffre pas de marchandages moraux et dont la mise en application dans le réel doit toujours se faire sous l’égide de la droiture intellectuelle.

 

Mother Working and breastfeeding her baby.Là où ça se complique, c’est que Badinter a une conception pas si large ni si absolue de la liberté de choix qu’il n’y paraît. Défenderesse de la prostitution en tant qu’elle peut être un choix personnel, conscient et éclairé, préféré par l’individu à d’autres solutions pour gagner sa vie sans que les opinions de mœurs s’en mêlent, elle a plus de mal à accorder cette même capacité à décider pour soi et son corps quand il s’agit d’allaitement maternel. Son essai Le conflit, la femme et la mère, paru en 2010, dénonce vigoureusement les manipulations dont nous ferions l’objet au travers des discours d’incitation à nourrir nos nourrissons au sein. Elle y voit le dangereux retour d’un « naturalisme » qui nous assignerait à une féminité prioritairement maternelle et serait propre à nous renvoyer au bercail. Là encore, le point de vue est intéressant à apporter, puisqu’il y a bien, chez certain.es militant.es du nichon-fooding un fond réactionnaire pour le moins flippant. Mais il y a aussi une majorité de femmes qui font le choix libre d’allaiter ou pas, pour des raisons qui leur appartiennent et ne les rangent pas illico dans la case des néo-conservatrices bobioïsantes opposables aux vraies femmes parfaitement indépendantes. Ce choix-là, Badinter a du mal à l’entendre, en témoigne le mépris qui sue des pages du Conflit : en filigranes, nous est tendu le miroir de créatures influençables (bon vieil argument machiste pour étriquer les droits des femmes), faiblement résistantes aux pressions et culpabilisations et surtout, joyeusement disposes à contribuer à notre propre malheur jusqu’à nous transformer en parangons des mentalités qui nous oppressent.

518y91vKqKL._SX348_BO1,204,203,200_Cette rhétorique, c’est celle de la servitude volontaire, un concept de La Boétie, qui dit que la tyrannie procède davantage du délaissement de ses libertés par le peuple que de la privation des mêmes libertés par le despote. Ainsi, certain.es esclaves se contentent-ils/elles de leur condition, mais encore défendent le système qui les y place et jusqu’au principe de soumission dans lequel ils/elles trouveraient leurs comptes. Ainsi aussi, selon Elisabeth Badinter, les femmes « qui portent volontairement la burqa » écrivait-elle en juillet 2009 dans une tribune que nous ressortent tout les quatre matins les obsessionnel.les de l’islamo-gauchisme autant que les tenant.es de la guerre des civilisations..

 

Businesswomen in Middle East office meetingIl faut relire aujourd’hui cette lettre qui dénie la possibilité même qu’une femme fasse le choix (aussi affligeant ou inquiétant puisse-t-il éventuellement nous paraître, selon nos propres convictions) de se voiler et porte, sur un ton d’une agressivité non dissimulée, foule d’accusations contre cette servile volontaire. Il faut la relire en remplaçant « lettre à celles qui portent volontairement la burqa » par « lettre à celle qui porte volontairement les casseroles de son mec », cette femme qui supporte qu’une affaire porte son prénom alors que c’est des fautes de son conjoint dont il est question, celle qui demeure savamment en retrait, « femme de » et « femme au foyer » sagement repliée dans la discrétion attendue des bonnes épouses qui assurent confort et soutien inconditionnel au vaillant guerrier de mari, celle qui se retranche dans un silence qui résonne comme une provocation politique tant il montre combien la préservation des valeurs de la conjugalité traditionnelle et de la carrière de son mari ont plus de prix à ses yeux que la défense en son nom propre de son honneur d’individu.

Dans cette lettre, Badinter écrit :

"Sommes-nous à ce point méprisables à vous yeux que vous nous refusiez tout contact, toute relation et jusqu'à la connivence d'un sourire"

"Dans une démocratie moderne, où l'on tente d'instaurer la transparence et l'égalité des sexes, vous nous signifiez brutalement que tout ceci n'est pas votre affaire."

"En vérité, vous utilisez les libertés démocratiques pour les retourner contre la démocratie."

"C'est votre choix, mais qui sait si demain, vous ne serez pas heureuse de pouvoir en changer"...

 

super housewifeBadinter écrit ces mots pour dire aux burquettes combien leur geste de servitude volontaire est un acte hautement politique et qui a des conséquences qui dépasse leur seul choix individuel. Ces mots, on peut les adresser tels quels à la vraie-fausse « femme au foyer » qui pratique aussi la servitude volontaire en se faisant l'affiliée dévouée autant qu’effacée de son conjoint, jusqu’à la confusion naïve (?) des genres, des fonctions et des comptes bancaires. Mais à celle-ci, Elisabeth Badinter n’adresse pas de blâme outré. Elle exprime sa « compassion ». Elle lui accorde son empathie. Une empathie à géométrie variable, autant que le périmètre de la liberté des femmes qui se dessine, dans la pensée Badintérienne, selon la nature et le désir des hommes et des classes sociales à qui elle peut bénéficier.

 

 

imagesIl serait temps tout de même que celle qui a la titre de philosophe et une audience auprès du grand public qui justifie qu’elle s’exprime en haute conscience de ses responsabilités, relise La Boétie (et quelques autres penseurs de la liberté : des Stoïciens à Mandela, en passant par Kant). Elle re-découvrirait alors que la notion de servitude volontaire n’est pas tant faite pour disqualifier d’office la parole (même faible, même erronée, même effrayante) de l’opprimé.e, mais qu’elle est d'abord une invite lancée à chacun.e à penser sa propre liberté. A s’interroger à tout moment sur son rapport aux institutions et aux influences… Aux tentations aussi de complicité (de classe, par exemple, au hasard) qui empiètent l'esprit critique et entament l'intégrité intellectuelle.