Il y a quelques semaines, lors d'une soirée de parents d'élèves, j'étais amenée à converser avec une femme qui, après avoir exercé diverses fonctions en entreprise, a fait le choix, au moment de la naissance de son enfant, de cesser son activité professionnelle. Elle me disait qu'elle s'épanouissait pleinement dans cette vie et je n'avais aucune raison de ne pas la croire, son choix ne valant a priori pas moins (ni plus) que le mien.
Nous discutâmes ensuite de la notion de "travail", son conjoint comme elle-même défendant l'idée qu'être femme au foyer, c'est bien travailler. Quoique je sois rétive à l'idée d'un "revenu maternel" sous forme de prestation sociale, je les rejoignis sur un point de principe : il va de soi qu'une personne "au foyer" n'est pas oisive, tant s'en faut. Toutefois, leur disais-je, ce dont il est admis qu'elle s'occupe, les affaires du foyer, ne me parait pas constituer une "fonction" délégable à une personne de ce foyer quand il me semble qu'elles relèvent au contraire de ce qui se partage entre ceux qui ont ensemble décidé de fonder ce foyer. En d'autres termes, je réaffirmai, très classiquement, ma réticence (doux euphémisme) à une division du travail sur le modèle "monsieur gagne-pain et madame récure-bien", "monsieur dehors et madame dedans" et "monsieur rentre du boulot crevé, il est bien normal que madame ait préparé le dîner".
Mon interlocutrice me fit alors remarquer, que ma représentation (ou la représentation qu'elle se faisait de ma représentation) de la mère au foyer, dédiée à ce qu'il est coutume d'appeler les "corvées" et confinée à l'intérieur de la maison, était probablement dépassée. En l'espèce, elle en avait ras-le-tablier de devoir expliquer que, non, elle n'était pas une ménagère servile menottée à la cuisinière et annexée à la serpillère et que oui, elle avait bien une vie sociale, mais qui se réalisait simplement en dehors du "travail". Investies dans l'associatif, dans la vie de l'école, ayant des activités créatives, capables de lire le journal ou un livre, les femmes au foyer ne sont pas les bobonnes que l'on a tendance à croire, me rappela-t-elle. Et d'ajouter que c'était "typique des féministes, ça, de mépriser les femmes au foyer", soulignant que c'était là, au minimum une contradiction du féminisme que de défendre les libertés des femmes, sauf celle de faire ce choix-là.
Si je sortis de cet échange en ayant de prime abord le sentiment que le préjugé sur mon féminisme était largement aussi réducteur que le préjugé sur les femmes au foyer qui était ici dénoncé, j'eus surtout l'impression d'un énorme malentendu.
La même sensation d'être en terrain d'intentions prêtées et de positions mal interprétées, m'envahit de nouveau en lisant l'ouvrage Aimer, materner, jubiler - L'impensé féministe d'Annie Cloutier, sociologue canadienne qui a elle aussi fait le choix d'interrompre sa carrière pour élever ses enfants.
Plaidoyer en faveur de "la fierté d'être mère au foyer", le livre a ceci d'intéressant qu'il re-questionne, après Anne-Marie Slaughter, la possibilité du "tout avoir" (des enfants, un travail enrichissant, une vie personnelle enthousiasmante) pour les femmes. Partant, l'essai de Cloutier pourrait envisager ce qu'il est possible de mettre en œuvre, dans la société en général et dans le monde du travail en particulier, pour que ce "tout" globalement assez accessible aux hommes, le soit aussi pour les femmes.
Au lieu de ça, Cloutier nous renvoie au fait qu'il ne faut pas rêver, "nous ne serons pas toutes des Sheryl Sandberg" et qu'au lieu d'y aspirer, nous ferions mieux de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de ne plus regarder la sortie du monde du travail quand il s'articule trop difficilement avec notre entrée dans la maternité, comme une résignation mais bien comme un choix libre et motif de fierté.
De fierté, il en est bien question quand l'auteure met en scène la gêne des femmes qui n'ont pas de carte de visite logotée à tendre quand on leur demande ce que dans la vie, elles font et à travers cela, ce qu'elles sont. A ce stade, la sociologue Cloutier pourrait instruire cette vaste question qui dépasse le seul cas des femmes au foyer : qu'est-ce qui fait que la valeur sociale d'une existence passe prioritairement (si ce n'est essentiellement) par la fonction professionnelle, reléguant quiconque n'a pas d'emploi à une forme de flou, voire de néant. Mais au lieu de poursuivre cette réflexion parfaitement sociologique et potentiellement porteuse d'une réflexion utile à la compréhension des mécanismes de légitimation sociale, Cloutier préfère manifestement s'en tenir à un réquisitoire contre les dogmes du féminisme, qu'elle tient pour responsables de ce sentiment d'être mal considérées qu'ont les femmes au foyer.
Ces dogmes du féminisme, qu'elle estime d'ordre idéologique et insuffisamment fondés sur "l'observation de la réalité", voici ce qu'ils enjoindraient aux femmes : premièrement de gagner de l'argent (voilà qui me semble pourtant très concret et franchement "fondé sur l'observation de la réalité", quand sans autonomie financière, il est, dans ce monde, pas si évident d'être et rester libre de tous ses choix) et deuxièmement de nier l'instinct maternel.
Voilà qui mérite qu'on s'y arrête. Parce qu'à ce titre, que les personnes (femmes au foyer ou autres) qui défendent l'existence de cet instinct dit maternel soient plutôt rassurées : nous sommes dans une culture qui persiste assez largement à (faire) croire que les femmes sont naturellement mieux outillées pour s'occuper des enfants. Une culture qui, en l'occurrence, ne fait pas beaucoup de cadeaux à celles des femmes qui ne le ressentent pas ou pas assez, ce fameux instinct, mais pour qui l'amour parental se construit et qui se confrontent incessamment au sentiment de culpabilité quand il est si courant qu'on les fasse douter du leur.
Croyez-en mon expérience de mère réputée indigne, je trouverais parfois fort reposant d'être naturellement touchée par la grâce de ce fameux instinct, qui trancherait à ma place tous les conflits de priorité (partir en déplacement professionnel ou être à la sortie de l'école?) et me donnerait surtout une vision si sûre de ce dont l'attachement est fait (un lien de nature qui unirait l'enfant au ventre dont il est sorti et vice versa?) que je n'aurais plus jamais à m'interroger pour savoir si ce que je donne à mon enfant est bon et si c'est assez. Ce serait, voilà tout, parce que "l'instinct" me l'aurait dicté et m'aiderait, pourvu que je l'écoute, à faire ce qu'il faut.
Il se trouve que cet instinct, je crois que je ne l'ai pas. Je ne me sens pas tant d'intuitions quand je m'occupe de mon enfant que je recherche surtout le bon sens et m'inquiète incessamment de savoir si ce que je crois utile et bon pour lui l'est vraiment ou si je suis influencée par les certitudes des autres ou bien les miennes propres. J'aime (et sans mesure) mon enfant, cette personne éblouissante qu'il m'est un authentique privilège de fréquenter de si près et de faire grandir avec un émerveillement chaque jour renouvelé. Mais je n'aime pas plus que ça la maternité, telle qu'elle est socialement représentée, pour ne pas dire exigée. Je n'aime particulièrement pas le fait que du jour où j'ai attendu un enfant, la société toute entière ait eu son avis à donner sur la façon dont je me nourrirais étant enceinte (où l'on me disait que je n'avais pas "le droit" de manger ou boire ceci ou cela), celle dont je nourrirais mon enfant au cours de ses premières semaines de vie (au sein ou au biberon, chacun-e y allant de son avis que je n'avais pas forcément sollicité), celle dont je m'y prendrais pour lui manifester mon attention et ma tendresse (en étant "présente" le plus possible, selon la doxa) au cours de toutes les années à suivre. Je n'aime pas l'idée d'être définie prioritairement en tant que mère par rapport à tout le reste de ce qui me constitue. Être mère fait partie de ma vie et de mon identité, au même titre que plein d'autres choses auxquelles je tiens tout aussi viscéralement, dont effectivement mon épanouissement personnel et mon développement professionnel.
Cela, dans un contexte d'omniprésentes assignations (ce que femme et mère doit être), injonctions (ce qu'elle doit faire) et culpabilisations (ce qu'elle ne doit pas faire), il me faut effectivement l'affirmer souvent avec force. Alors, il est possible que, quand je me défends avec une certaine ardeur de n'être que mère parce que cela ne peut me suffire, quand je dis combien le monde extérieur m'exalte davantage que l'intérieur du foyer, quand je conçois comme non-négociable une autonomie financière qui me donne les moyens de ma liberté, certain-es m'entendent non tant parler de moi que décrire en creux une femme qui aurait d'autres désirs, besoins, sentiments que moi et que je "mépriserais".
C'est bien un malentendu : je ne méprise pas les personnes, tout au plus, interrogé-je les modèles. Sachant que tout modèle, que ce soit celui dont je me rapproche comme celui dont je me sens éloignée, n'est jamais pleinement habilité à décrire ni à valider toute la richesse d'une existence individuelle faite de ses réalités nuancées, de ses arrangements négociés, de ses possibles contradictions. Ainsi, pas plus que "la femme au foyer" n'est réductible à l'image grossie qu'on en donne (une mère dévouée qui a fait le sacrifice d'elle-même ou une ménagère enfermée qui se console par la tendresse maternelle), "la femme active affirmée" n'est-elle son exacte opposée (une superwoman qui fait trop souvent passer ses enfants après le reste ou une mère mal outillée qui compense en sur-investissant sa carrière).
Alors, les relations de ces femmes-là ne sauraient être oppositionnelles : il n'y a pas guerre ni larvée ni ouverte entre la femme au foyer et la féministe. Il n'y a que des femmes qui observent ensemble que, conjuguer vie familiale et vie professionnelle reste, dans les faits, compliqué pour elles. Et que, quand il en est question, on parle de ce "tout vouloir" qui relèverait d'une exigence démesurée (Une revendication irréaliste? Une arrogante prétention? Un caprice?) quand il me semble que ce n'est que ce n'est là que légitime attente, partagée d'ailleurs aussi bien par les femmes que par les hommes. Non, ce n'est pas "tout vouloir" que de vouloir gagner sa vie et la vivre pleinement aussi, dans sa diversité et ses joies variées, c'est seulement le minimum de ce à quoi un individu a droit. Pour pouvoir précisément faire ses propres choix.
Le choix, disent d'aucun-es, est toujours renoncement (consenti éventuellement dans la "fierté"). Je crois que ce n'est là qu'une demi-définition, qui fait de la réalité contraignante une raison prioritaire de décider. Le choix, qui n'est pas qu'alternative, se définit aussi dans l'expression du libre arbitre, cette faculté qu'a l'humain de franchir les frontières du fatalisme et du déterminisme pour oeuvrer à transformer la réalité. Ce que la féministe que je suis ambitionne, c'est bien cela : transformer la réalité du monde du travail pour que celui-ci soit plus inclusif, plus accueillant pour les femmes et les mères, et aussi pour les hommes et les pères, pour toute personne au fond, qui veut exister socialement dans toutes les dimensions de son être et de ses aspirations.