La féminisation des dirigeant-es est, dit-on, en marche. Une marche un peu lente, toutefois : on peut certes saluer des résultats encourageants (30,3% de femmes dans les conseils d'administration du CAC 40 soit près de trois fois plus qu'il y a quatre ans), mais il faut rester lucide (30,3%, c'est pas encore fifty-fifty et par ailleurs, aucune femme n'est aujourd'hui PDG d'une boîte du CAC et elles ne sont que 4 au SBF 120). Il reste donc encore du chemin à parcourir. Et peut-être que, pour avancer désormais, ce n'est pas tant le rythme de la féminisation qui est à penser, mais bien le sens que l'on donne à celle-ci.
Car une récente étude américaine, produite par Alison Cook et Christy Glass (chercheuses à l'Université de l'Utah), et relayée il y a quelques jours sur le site de la Harvard Business Review, révèle que si, en période de relative prospérité, "les femmes blanches et les personnes de couleur ont [depuis une quinzaine d'années] plus de chances que les hommes blancs d'être nommés PDG" ("When Fortune 500 companies are performing weakly, white women and people of color are more likely than white men to be promoted to CEO") et ce à la faveur de politiques de mixité/diversité volontaristes, les crises et autres situations dans lesquelles la performance est menacée, entraînent un retour massif aux commandes de "l'homme blanc", incarné en "sauveur" des situations graves et désespérées.
En apparence, cela vient contredire les résultats d'une autre étude menée en France par Michel Ferrary (professeur au CERAM) qui, en 2008, avançait, calculs à l'appui, qu'une entreprise ayant une femme à sa tête résistait mieux aux turbulences économiques et financières qu'une autre n'ayant que des hommes (ou presque) pour la gouverner. La presse n'avait alors pas traîné à titrer "les femmes, antidotes à la crise". Ici, les "soigneuses", sinon, les "sauveurs" c'était elles.
En fait, les conclusions de Cook & Glass d'une part et de Ferrary d'autre part ne sont contradictoires qu'en apparence. Parce que sous les reliefs flatteurs des propos de Ferrary qui justifieraient la prise de responsabilités des femmes au nom de la rationalité économique, se cache une affirmation parfaitement essentialiste (et donc "bienveillamment" sexiste) des qualités féminines du leadership. Pour ce chercheur, ce qui explique que les entreprises "qui ont un fort taux de féminisation résistent mieux aux tourmentes des marchés boursiers", c'est le style particulier de management des femmes et leur approche bien à elles de la prise de décision qui protègeraient les entreprises des catastrophes financières. Il nous dit en effet que les femmes seraient plus "prudentes-conservatrices" que leurs amis les hommes aux tendances "audacieuses-dangereuses". Voilà qui permet à chacun d'en prendre un peu pour son grade (toi femme "conservatrice", toi homme "danger public") mais aussi d'y trouver son compte (toi femme "prudente" et sage, toi homme "audacieux" et innovant). Ca a l'air presqu'équitable. Mais comme toute rhétorique de la complémentarité, ça ne dit de vérités que sur les perceptions (assez intangibles et possiblement faussées) et c'est surtout un peu-beaucoup une arnaque.
Parce que voyez-vous, toutes les qualités ne se valent pas sur le marché du leadership : la "prudence", la patience, le sens de la conciliation ou de l'intérêt général que l'on attribue au style "féminin" de gouvernance sont bien volontiers valorisés en management (comme en politique), mais sont un peu considérés comme des "bonus" post-modernes. En situation calme et prospère, ce sont de vrais plus qui renforcent la confiance et le bien-être et permettent de regarder sereinement vers l'avenir en préparant le long terme. Mais à court terme, quand il faut se grouiller de redresser la barre avant que le navire sombre, quand il faut énergiquement relancer les affaires et sauver ce qui peut l'être (même s'il doit y avoir de la casse), pensez bien que l'audace, la capacité à prendre des risques, mais aussi la réactivité, la fermeté et la combattivité, traditionnellement renvoyées au style "masculin", ça vient comme qui dirait répondre à un "besoin", voire à une "urgence". En situation de crise, quand ça sent le roussi, nos imaginaires ordinaires s'accordent à le croire : il faudrait un "sauveur", il faudrait un "homme fort".
Le fantasme du "boss qui en a" (des c... et du "charisme naturel" comme si ça se logeait au même endroit) est prégnant aussi en politique, quand on entend rabâcher la métaphore de l'impuissance (il est "mou") au sujet d'un Prédisent qui déçoit et qu'on en voit rêver encore de ressusciter le Général ou à tout le moins de lui trouver une digne descendance de commandant, courageusement membré et audacieusement doté. Quand on qualifie aussi de "mecs" (voire de "pires que les mecs") les femmes qui adoptent un style à contre-courant de ce qu'on espère du "féminin", mais qu'on regarde aussi comme de simples midinettes à l'influence anecdotique celles qui n'incarneraient que ce fameux "féminin" dont on loue pourtant les vertus.
Autrement dit, il est toujours piégeux de croire que la féminisation des élites économiques et politiques apporte du "féminin" dans la gouvernance. Plus que ça, je crois qu'il est contre-productif de vouloir que cette féminisation "serve" à quelque chose et il est carrément délirant de s'imaginer qu'elle va produire des miracles (nous épargner les krachs boursiers? Et pourquoi pas annuler d'un coup de baguette magique la dette souveraine des Etats, tant qu'on y est?). C'est surtout nous embourber dans une incessante stratégie de justification de la place des femmes aux responsabilités, en leur faisant précisément porter une responsabilité autre et déplacée que la mission dédiée qu'on leur confie (diriger une entreprise, conduire une politique) : celle de faire "mieux" que les hommes. Mais pourquoi? Pourquoi faudrait-il, pour seulement répondre à un principe de justice et d'égalité, être obligée de venir avec ses qualités "de fââââââmmme" et faire des promesses intenables? Désolée de vous décevoir, mais les femmes ne sont ni "plus" ni "moins" bien que les hommes : elles sont seulement leur égales.
Ce qui fait changer le monde, ce ne sont donc pas plus les femmes que les hommes (et vice versa). Ce qui en revanche, j'ai envie de le croire, fait la différence, c'est la mixité. Dans toutes ses dimensions : femmes/hommes, sociale, d'origine, de générations... Là, oui, on peut espérer que la prise de décision sera plus innovante, plus juste, plus robuste et plus impactante si elle est prise à travers la confrontation de points de vue et d'expérience multiples et variés que si elle ne procède que d'une vision masculino-blancho-enarco-sexagénaro-centrée.