Sur la rumeur, le seul livre vraiment éclairant que j'ai pu lire est, hélas, un peu ancien. Doux euphémisme, la publication de Rumeur, le plus vieux média du monde de Jean-Noël Kapferer, remonte à 1987. A l'époque, Internet relevait plutôt de la somme d'algorithmes abscons que de la vaste toile dite conviviale où chacun-e pourrait donner son avis sur tout en un clic. Pour le dire plus simplement, c'était avant Facebook et Twitter. Mais dans le fond, ce que décrivait Kapferer en un temps que les moins de 27 ans ne peuvent pas connaître, n'a pas changé. La mécanique s'est peut-être seulement un peu accélérée.
La rumeur est et reste cette désinformation fausse et souvent calomnieuse qui s'empare d'une part (minime) de réel pour diffuser un récit imaginaire qui, en courant d'oreille en oreille, d'écran en écran, acquiert de fait une forme de légitimité. Celle que donnent les intimes et proverbiales convictions qu'il n'y a pas de fumée sans feu ou que ce dont tout le monde parle ne peut être sans fondement. Ignoble pour qui en fait l'objet et dont elle salira souvent la réputation, la rumeur a aussi pour vices majeurs de raffoler des caricatures, d'entretenir les clichés les plus médiocres et d'exciter les visions scabreuses.
Ainsi, la dernière en date, vraisemblablement partie de quelque blog identitaire (c'est ce que l'enquête du Monde révèle) prétend qu'au cours d'une tempétueuse scène de ménage à l'Elysée, le jour où Valérie Trierweiler aurait appris la liaison supposée de François Hollande avec Julie Gayet, des vases de Sèvres auraient volé en éclat, des pendules auraient été brisées, des guéridons et fauteuils de collection irrémédiablement endommagés... Le tout pour une addition de 3 millions d'euros à la charge du contribuable et la disparition à jamais de trésors du patrimoine national. Coup double pour la populoréacosphère : où l'on dénonce, sur la foi de rien d'autre que le témoignage de la cousine de bidule qui le tient du meilleur ami de machin lui-même très proche d'une source presque sûre mais qu'on ne peut pas citer, à la fois le faste dans lequel barboterait les gouvernant-es tandis que le bon français moyen a à peine de quoi payer un petit lit Ikéa à ses enfants et à la fois l'hystérique mégèritude de la femme jalouse qui sous l'effet de la blessure se transforme en ouragan.
Si la rumeur, tellement grossière qu'on s'étonne qu'elle ait pu être relayée par tant d'imprudent-es, est aujourd'hui dissipée, l'intervention du Mobilier national, gestionnaire des biens de l'Elysée et l'enquête de quelques journalistes un peu sérieux-ses aidant, les traces qu'elles laissent ne sont pas anodines. La vision cauchemardesque d'une femme-monstre qui dévaste tout sur son passage a réactivé avec vigueur deux galvanos de la féminité assignée. Le premier est évident, c'est l'hystérie. La colère au féminin ne saurait s'exprimer que dans un torrent d'irrationalité ravageuse, maladive, possédante. Pas de colère froide, pas de colère sublimée dans l'argumentation, pas de colère raisonnable pour les femmes. Le second concerne les motifs de colère au féminin : il faut, pour satisfaire à l'imaginaire collectif, que ce qui fasse sortir vraiment de ses gonds une femme, ait trait à sa vie intime et la renvoie si possible au statut de jalouse... D'une autre femme.
Il faudra pourtant bien admettre, un jour ou l'autre, que les femmes sont comme tout le monde : qu'elles ont des motifs divers de fâcherie (et de satisfactions aussi), qui les concernent directement ou pas, qui regardent leur vie privée ou pas ; et des modes multiples d'expressions de leurs émotions négatives (et positives aussi). Et oui, c'est comme ça, les femmes sont... "Normales".