Sur la prostitution, je n'ai que des questions... (et je voudrais des réponses plutôt que des invectives)

PROSTITUTIONIl est des débats dans lesquels mon expérience personnelle, mes lectures, des échanges constructifs avec des personnes éclairantes nourrissent ma réflexion et m'aident à me forger une opinion.

Il est un débat, aujourd'hui au cœur de l'actualité, dans lequel mon expérience personnelle est insuffisante, mes lectures trop peu enrichissantes et les échanges avec les un-es et les autres rarement constructifs : la prostitution.

Sur ce thème, je fourmille de questions. Et plus je tache de faire progresser ma réflexion et plus elles sont nombreuses, ces questions. Plus elles sont complexes aussi. Au point que parfois  j'envie - sinon admire - celles et ceux qui sont parvenu-es à se faire une ferme opinion.

Car non seulement les questions sont nombreuses mais encore faut-il, quand on les pose, s'attendre à ce que le seul fait d'interroger le sujet constitue en soi une prise de parti (et une prise à partie) puis suscite les réactions d'agressivité d'un camp ou de l'autre.

Elisabeth Badinter

Elisabeth Badinter

Si, poursuivant par exemple la pensée d'une Elisabeth Badinter qui conçoit le droit de vendre une prestation sexuelle comme une extension de la liberté à disposer de son corps, je me demande précisément si ce droit-là ne doit connaître aucune restriction pour peut-être protéger les individus d'eux-mêmes dans un contexte d'ultra-libéralisme potentiellement oppresseur, les anti-abolitionnistes me tombent illico sur le coin du pif en me supposant des tentations paternalistes : qui suis-je pour laisser penser ainsi que certain-es doivent être protégé-es d'eux-mêmes ? Qui suis-je pour questionner la réalité du consentement d'autrui quand il semblerait que je tiens pour acquise ma propre conscience de ce qui est bon ou pas pour moi et voudrais que d'autres la partagent dans les mêmes contours?

Alors, entendant la critique, je pose une autre question : ne peut-on considérer chaque adulte, pourvu qu'il ne soit le jouet d'aucun-e proxénète, sous l'emprise d'aucun réseau ni pris au piège d'aucun trafic, comme une personne parfaitement responsable d'elle-même qui peut faire le choix indépendant de se prostituer? Voilà alors que ce sont les abolitionnistes que je scandalise, et qui me répondent vertement que la question du "choix" est hors sujet et que d'ailleurs, je ne voudrais certainement pas que mon propre enfant embrasse la carrière de prostitué-e. C'est sans doute vrai. Mais il y a tant d'autres métiers, fatigants, éprouvants physiquement et moralement, stigmatisants et/ou dangereux, que je préfèrerais aussi que mon enfant s'épargne. Il y a aussi que je me pose forcément une autre question, au-delà du débat sur la prostitution : qu'est-ce qui fait qu'un métier répugne (j'entends citer à tout bout de champ celui d'éboueur-se, par exemple) et qu'un autre bénéficie a priori d'une appréciation valorisante? Et encore au-delà, qu'est-ce qui fait aussi qu'une activité puisse être considérée comme un "métier" et pas une autre, puisqu'il y a, pour commencer, un désaccord de fond entre abolitionnistes et règlementaristes sur cette notion-même de profession.

La députée Maud Olivier (c) Assemblée nationale

La députée Maud Olivier (c) Assemblée nationale

Puisque côté "choix" de la personne prostituée, je ne parviens à sortir du flou, je tourne mon regard ailleurs, du côté de la clientèle. C'est d'ailleurs là que le débat du moment se situe, puisque ce qui fait polémique, c'est la proposition de la députée Maud Olivier de pénaliser le client. Quand je lis les travaux de certain-es abolitionnistes sur les consommateurs de prostitution, j'ai du mal à cacher mon profond dégoût pour ceux qui réifient sans complexes d'autres êtres humains, qu'ils traitent avec un cynisme organique passablement écœurant. J'ai aussi du mal à ne pas trouver franchement hypocrite le discours fantasmatique de celles et ceux qui prennent des pincettes pour parler "d'escorts" plutôt que de "putes" et évoquent les salaires mirobolants que certain-es se feraient dans des hôtels 5 étoiles auprès d'une clientèle de bombes sexuelles qui les font jouir en plus de leur filer des billets craquants de 500.  Mais quelle horreur, en disant cela, je sers la soupe aux "abolos" et depuis l'autre camp, on me renvoie tour à tour à un extrémisme féministe hystéro-frigide (car c'est une des grandes joies de ce débat, le bashing euphorique du féminisme caricaturé en mouvement réactionnaire et liberticide) ou à des relents de puritanisme judéo-catho-coincé. Car c'est une évidence, si je prends en compte certains arguments pro-pénalisation, c'est que je dois être du côté de la morale étriquée et de la normativité sexuelle...

Pourtant, je comprends aussi les arguments des prostituées indépendant-es réuni-es en syndicat qui s'opposent à la pénalisation du client. Moi-même travailleuse indépendante, je serais probablement inquiète et en colère si du jour au lendemain ma clientèle devait être poursuivie par la police pour avoir fait appel à mes services. Quelle traîtresse à la cause féministe fais-je en osant ce parallèle, me lance-t-on dans le camp abolitionniste, et quelle posture bourgeoise intellectualisante je tiendrais en prétendant comparer ma situation de cheffe d'entreprise bien installée à celle d'une immigrée de 20 ans ma cadette qui ferait des passes pour rembourser la dette de son "passage" ! Il n'empêche que si j'ai une seule certitude dans ce débat, c'est qu'il est hors de question de taper sur les prostitué-es ni de les précariser ou de dégrader leurs conditions d'existence en s'attaquant à la prostitution. Or, je me pose des questions sur les effets immédiats d'une pénalisation sur les conditions de vie et de travail des personnes prostituées, qu'elle pourrait, disent certain-es, renvoyer à une encore plus grande clandestinité et priver toujours davantage de droits.

2722566Mais ma pauvre, me dit-on en face, ce syndicat qui défend les droits des prostitué-es n'est pas représentatif ! On lui reproche essentiellement d'être animé par une "élite" qui défendrait les intérêts d'une minorité de travailleur-ses du sexe et serait en dehors des réalités de l'immense majorité de la prostitution. Minorité/Majorité, représentativité/réalité, on entre ici dans la guerre des chiffres... Et puisque le sujet est hautement tabou, ben, des études un peu solides et pas trop partisanes, on en manque. Nous disposons de rapports d'information parlementaire et de synthèses réalisées par l'OCRTEH (Office central pour la répression de la traite des êtres humains) qui  évaluent à environ 20 000 le nombre de prostitué-es en France et affirment que 80% environ sont issu-es de la traite. Le syndicat des travailleur-ses du sexe sus-nommé conteste ces données au motif qu'elles ne tiendraient compte que de la prostitution de rue, la plus édifiante et la plus scabreuse, la plus visible et la plus dérangeante, et oublieraient de comptabiliser les personnes qui font commerce de leur corps ailleurs que sur le trottoir. Alors les "vrais" chiffres, selon le syndicat, feraient à la fois grimper la réalité prostitutionnelle à plusieurs centaines de milliers d'individus concernés mais encore feraient-ils baisser proportionnellement la part d'entre eux victimes de la traite (qui ne s'établirait plus à 80 % mais tomberait à 3, 4 ou 5%). 20 000 prostituées contre plusieurs centaines de milliers ; 80% d'esclaves sexuel-les contre 5% à peine... Comment savoir, comment se faire une idée quand il y a de tels écarts entre les données avancées par les un-es et les autres?

enteteQuand aussi, le sérieux des études et de leur traitement laisse à désirer, ainsi qu'en témoigne par exemple la récente affaire du "canular de Gaïa" : voulant démontrer que le syndicat des travailleur-ses du sexe détournerait les travaux de recherche sur la prostitution à des fins militantes, Gaïa Lassaube, une militante abolitionniste, a construit et diffusé un faux témoignage sur la "prostitution choisie", semblant servir le discours des anti-abolitionnistes. Et celles et ceux-ci de se faire piéger en publiant "avec enthousiasme" ce faux, "aux côtés de communications de chercheurs du CNRS". La riposte aura été de crier à la manipulation et de décrédibiliser les "abolos" à travers leurs "méthodes merdiques". Accusation de manipulation contre accusation de manipulation. L'affaire m'aura abandonnée perplexe, toute à mes interrogations, observant les échanges d'insultes entre les deux camps sur Twitter comme l'insaisissable balle fusante d'un championnat de ping-pong. S'en mêler, comme je le fais présentement, c'est risquer de la prendre aussi en pleine tronche, cette balle, envoyée sur les flancs depuis l'un ou l'autre des côtés de la table.

Je ne doute d'ailleurs pas que ce billet lui-même, qui pourtant ne fait part que de mes questionnements, de mes doutes et de mon besoin d'être mieux informée et mieux avisée sur un sujet hautement compliqué qui convoque des thèmes aussi sensibles que le rapport au travail, à l'argent, à la sexualité, au corps, à la place de la morale dans le débat public, pourrait me valoir de part et d'autre, quelques réactions méprisantes et/ou outrées. Chacun-e pourra y voir que je défends l'autre, il sera peut-être dit que mes questions sont orientées et contiennent en elles-mêmes des réponses suggérées. Je m'y attends, mais je promets sincèrement que ma demande n'est autre que d'avoir un débat enfin éclairant, appuyé sur des travaux de qualité et amené avec pédagogie et si possible une certaine sérénité propice à la compréhension fine des enjeux par les non-initié-es...

Sinon, on peut aussi laisser le dernier mot à Elisabeth Levy et sa bande de salauds, aux antiféministes primaires, aux putophobes et aux libéralo-réacs de l'époque, mais je doute que tout le monde, à commencer par les personnes prostituées, s'y retrouvent.