Le 5 avril 1971, 343 femmes célèbres ou moins célèbres marquaient à jamais l'opinion française en co-signant une tribune à l'initiative de Simone de Beauvoir pour défendre le droit à la contraception et à l'avortement.
Vu sous l'angle du marketing politique, c'était un coup de génie : faire appel à plusieurs centaines d' "égéries" (des actrices, des écrivaines, des philosophes...) pour porter un message fort et incarné, suscitant l'adhésion et l'identification, ça n'avait encore jamais été fait. Et ça a eu son poids.
Comme toute action efficace en direction de l'opinion publique, le "Manifeste des 343" a eu ses imitateurs et ses imitatrices.
Parfois pour le meilleur : en se plaçant dans la lignée des femmes emmenées par Beauvoir en 1971, Clémentine Autain lançait il y a un an son "Manifeste des 313" femmes déclarant avoir été victimes de viol, pour dénoncer tous les tabous associés à la violence sexuelle.
Parfois pour le pire, comme ce qui nous attend dans les jours qui viennent avec le "Manifeste des 343 Salauds" emmenés par Frédéric Beigbeder pour défendre "le droit à leur pute".
Qu'il y ait débat sur la prostitution est un fait. Que l'on entende les voix de toutes et tous celles et ceux que la prostitution implique, prostitué-es elles-même et eux-mêmes pour commencer, client-es, responsables associatif-ves de terrain, militant-es pour ou contre l'abolition, expert-es des questions de société, je n'y suis pas opposée. Que l'on en profite pour interroger les notions de "choix", de "liberté", de "travail" dans nos sociétés, je trouve que c'est plutôt porteur pour chacun-e, que ça conduit à questionner son propre réel par-delà les certitudes d'être du côté du bien, de la morale, du juste ou du vrai. Que l'on discute avec lucidité des solutions à apporter aux problèmes très concrets et très urgents que pose une large partie de la réalité de la prostitution (proxénétisme et esclavagisme, trafic humain, conditions de vie et santé des personnes prostituées...), cela me semble normal : faut-il pénaliser le client? Si ce n'est la bonne réponse, comment le conscientiser (puisque j'estime qu'il est au minimum nécessaire, dans une ère où l'on se préoccupe à raison des conditions dans lesquelles les "biens et services" que nous consommons sont "produits", que le "consommateur" de prostitution s'intéresse aussi à l'humain-e qui est derrière la "prestation" qu'il paie)? Comment s'attaquer à la prostitution sans attaquer les personnes prostituées?
Qu'autant de questions soient soulevées, je préfère être claire d'emblée, ça ne me choque pas.
Ce qui me choque, en revanche, dans le "Manifeste des 343 Salauds" qui porte le titre "Touche pas à ma pute" (comme il a du être fier de son jeu de mot, le pubard), c'est qu'il récupère de façon répugnante à la fois un débat complexe pour le réduire à une vulgarité caricaturale et à la fois l'argument de la liberté de jouir, pour servir une cause résolument réactionnaire et délibérément anti-féministe (comme ne s'en cache pas la patronne du magazine douteux qui diffusera d'ici quelques jours ce texte en assumant joyeusement son désir "d'emmerder les féministes d'aujourd'hui").
L'intention des "343 salopes" de 1971, c'était d'affirmer le droit de chacun-e à disposer de son corps. L'intention des signataires du "Manifeste des 343 Salauds", c'est d'affirmer un droit à disposer du corps de l'autre. La nuance n'en est pas une, c'est une profonde divergence de fond sur la notion de liberté. Parce que ce dont parlent Beigbeder et ses recommandables amis co-signataires (Eric Zemmour, Ivan Rioufol, Richard Malka, pour ne citer qu'eux...), ce n'est pas de liberté, c'est de pouvoir ; ce n'est pas de droit, c'est de prérogative. Pouvoir procuré par l'argent dans un contexte "libéral" où tout s'achèterait (faut-il en conclure que les pétitionnaires sus-nommés défendront avec la même ardeur la Gestation Pour Autrui? Je ne cache mon impatience de voir Zemmour engagé en faveur de la liberté d'acheter des bébés, au nom du bon droit à faire ce qu'on veut de son fric pour les un-es comme de son corps pour les autres). Prérogative d' "aller aux putes", implicitement revendiquée comme un droit inaliénable des hommes à baiser quand ils le veulent dans la comparaison voulue avec le droit inaliénable des femmes à devenir mères si elles le veulent.
Le "Manifeste des 343 Salauds" est une insulte au combat pour les droits de femmes, en ce qu'il pose le principe d'une équivalence entre la situation des Françaises d'avant 1974 qui risquaient la prison (et leur vie, très accessoirement) en avortant, et celle des Français de 2013 qui ne risquent strictement rien, à l'heure actuelle (et ne risqueront probablement pas grand chose demain, même si la loi sur la pénalisation du client devait passer), en fréquentant des prostitué-es. En ce qu'il renvoie aussi une liberté acquise de haute lutte par les femmes dans une volonté de changement et de progrès pour toute la société au même statut qu'une "cause des hommes" non pas fondée sur une intention d'égalité avec les femmes, mais bien sur une volonté de préserver des "privilèges" aux hommes, dont celui d'avoir "leur" pute.
La liste des "néo-réacs" qui signent cette pétition masculiniste ne laisse planer aucun doute : c'est le vieux monde et ses "vieux métiers", ses vieilles perceptions du désir sexuel (irrépressible, possessif - "touche pas à MA pute" -, étroitement lié à la domination par l'argent) et sa vieille répartition des rôles (entre femmes qu'on épouse et femmes qu'on baise, comme entre femmes et hommes) que réclament les "Salauds", sous couvert hypocrite de prétendue lutte contre un retour fantasmé au puritanisme dans les moeurs.