Il y a 30 ans presque jour pour jour, dans une interview au journal Le Monde daté du 11 mars 1983, Françoise Giroud disait, non sans intention provocatrice "La femme serait vraiment l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente."
J'aime à renvoyer cette citation savamment tournée à tous ceux et toutes celles que j'entends dire, au sujet d'une femme d'influence qui irrite ou déçoit, que "franchement, des femmes, si c'est pour en avoir des comme ça, autant s'en passer".
Je l'adresse aussi volontiers à tous ceux et toutes celles qui se plaignent de "femmes pires que les mecs" dans l'entreprise ou dans la sphère politique.
Trente ans après, on en est encore là avec les "quotas"
Je persiste à trouver cette sortie de Giroud hautement pertinente.
Je la trouve même plus utile que jamais, aujourd'hui qu'on met en place des actions volontaires pour imposer la présence de femmes dans les instances de décision des entreprises et pour réussir la parité en politique. A l'heure où face à l'échec des démarches incitatives en faveur de l'égalité (ou sinon à leur échec à la lenteur de leur mise en oeuvre concrète et mesurable), on prend le parti de la contrainte pour avancer enfin et obtenir des résultats, en fixant la règle et en sanctionnant sa transgression.
En France, où l'on n'a que la chimère du mérite républicain à la bouche, on aime à réduire de telles mesures sous le vocable suspicieux de "quotas", que l'on dénigre à grands renforts de fantasmes sur la discrimination positive ("Berk! C'est du sexisme à l'envers!") et de discours outragés sur nos spécificités culturelles ("Pouark! ça vient des states, comme la malbouffe! On n'aime pas ça chez nous!").
Ce qui semble inquiéter aussi, c'est qu'on veuille "des femmes pour des femmes", comme de l'art pour l'art, et que leurs mérites et leurs qualités passent après leur identité de genre quand on décide de leur confier des responsabilités.
Trente après, les femmes font encore tout pour prouver qu'elles sont mieux que compétentes
Les femmes ont parfaitement intégré cette exigence supérieure de prouver qu'elles valent le coup, qu'on ne regrettera pas de leur avoir fait confiance.
Alors, quand elles osent faire carrière pour accéder aux plus hauts postes, elles se transforment volontiers en superwomen, brutes de travail multitâches et inépuisables, soucieuses de ne jamais trébucher, ne s'autorisant jamais le moment de faiblesse et se le pardonnant peu quand néanmoins il survient.
Elles reçoivent souvent pour salaire de cette peine d'infaillibilité, des jugements de sévérité : on les dit "dures", on traque leurs réflexes d'autorité exagérée ("Non, mais t'as vu comme elle parle? Elle fait sa commandante"), on déconsidère leur personnalité ("Est-elle vraiment équilibrée?", "C'est un bulldozer", "Elle se la pète, non?") et on fait des supputations sur leur vie privée ("Elle pense qu'au boulot, elle a pas de vie", "J'voudrais pas être son mari ou ses gosses", "Elle est lesbienne, non? Ou alors, refoulée!").
Trente après, on demande encore aux femmes de rester "féminines" en toutes circonstances
Au fond la question que l'on pose sans la poser, c'est : sont-elles encore des femmes? Car si elles l'étaient vraiment, ne devraient-elles pas apporter "autre chose" que les hommes aux sphères du pouvoir? Mais quel est cet "autre chose" dont leur revient la charge? De la douceur? De l'esprit de conciliation? De la sensibilité? De l'humilité? Du "care"? Bref, de la fé-mi-ni-té! Avec les ongles faits, s'il vous plait.
Au passage, ce serait bien qu'elles portent toutes les questions d'égalité justement ("C'est un peu des questions de gonzesse, quoi!"), qu'elles soient exemplairement sympas avec les autres femmes ("Parce qu'attention, en général, elles sont terriiiibles, les femmes entre elles") et pas trop castratrices avec les hommes ("Cherche pas, pour arriver là, elle a du en baver, elle a des comptes à régler avec les mecs").
Trente ans après, Françoise Giroud a toujours raison
Eh bien non, les femmes ne sont pas là pour incarner partout où elles vont et dans tout ce qu'elles font la féminité telle que la perception stéréotypée de leur genre le suppose. Non, elles ne sont pas là pour exercer le pouvoir autrement ni pour transformer toutes seules les organisations et combattre les discriminations et le sexisme, ce qui est aussi l'affaire des hommes, l'affaire de tous, en somme.
Non, elles n'ont pas à être meilleures que les hommes pour accéder aux mêmes responsabilités qu'eux.
Non, elles ne sont pas obligées d'être parfaites en toute heure et en tout lieu pour se faire pardonner d'avoir de l'ambition.
Oui, elles ont le droit d'avoir, comme les hommes, parfois des carences et de faire occasionnellement des erreurs.
Oui, placer quelqu'un à une fonction élevée, c'est toujours prendre un risque, celui que cette personne ne soit pas à la hauteur, qu'elle ne soit pas à sa place, qu'elle ne réussisse pas la mission.
Ce risque est le même que l'on mise sur le potentiel d'un homme ou d'une femme au moment de sa nomination. L'échec n'est pas plus signifiant si c'est celui d'un homme ou celui d'une femme. L'échec d'une femme dans une situation donnée ne met pas en cause sa capacité à réussir dans d'autres situations. L'échec d'une femme en particulier ne met pas en cause la capacité des autres femmes à réussir. C'est cela que disait il ya 30 ans Françoise Giroud et qu'il faut encore faire l'effort d'entendre et de comprendre aujourd'hui.
L'égalité d'accès des femmes et des hommes aux responsabilités et aux instances de décision est une question de principe. La conditionner à des exigences de compétence supérieures pour un genre est fondamentalement injuste. C'est aussi profondément stupide et arriéré, car c'est décourager des personnes de talent et se priver d'énergies dont on a un besoin crucial pour renouer avec la performance et le progrès.
A lire utilement : les compte-rendus des travaux de recherche récents de Sarah Saint-Michel, auteure d'une thèse intitulée "L'impact du genre sur les traits de personnalité des leaders et les effets sur leur style de leadership".