Jusqu'ici, je me suis abstenue. Ecrire sur les Femen me paraissait trop compliqué.
J'ai collecté des centaines de pages de documentation, des billets pour, des billets contre, des tribunes plus ou moins nuancées, des argumentaires parfois simplets d'autres fois très appuyés, des interviews, des commentaires sur les réseaux sociaux... Sans parvenir à me faire tout à fait une idée. Sans réussir à éviter les impasses à (presque) chaque idée que j'essayais de développer pour démêler à la fois la fascination qu'elles m'inspirent (et qu'elles semblent aussi susciter chez leurs détracteurs et détractrices, via les fantasmes multiples qu'elles réveillent) et le malaise qu'elles provoquent en moi.
Puis Clément Parrot m'a appelée, au moment d'écrire son papier Les Femen doivent-elles aller se rhabiller? pour savoir ce que j'en pensais. J'ai répondu que le fait même que j'ai du mal à adopter une position sur le sujet et que je me tienne dans une timide réserve (à l'encontre de mes habitudes), était en soi signifiant. Alors, j'ai accepté de lui en parler et fait l'effort de construire quelques réflexions sur la question.
Morale de Talleyrand, morale des dominants : non, "tout ce qui est excessif" n'est pas "insignifiant"
Après cela, de nombreux aspects du FEnoMEN me laissent toujours perplexe, pour ne pas dire dans le flou. Mais une chose m'apparait clairement : les FEMEN font la joie des antiféministes.
Les voilà, ces antiféministes qui se jettent comme la misère sur le monde sur ce mouvement démonstratif et parfois outrancier, activiste et volontiers versé dans la violence symbolique (symbolique est le mot clé : comme le dit Inna Shevchenko, interrogée par Clément Parrot, "la poitrine de ces femmes ne frappe personne"). Les voilà dans une pleine satisfaction d'avoir la preuve par l'exemple que l'excès dessert la cause.
Selon une formule de Talleyrand dont les dominants raffolent quand il s'agit de discréditer ce qui les menace, "Tout ce qui excessif serait insignifiant". Une morale hautement discutable car fondée sans vergogne sur une logique du refus d'entendre (ce que je n'aime pas n'existe pas, ce qui me heurte n'a pas lieu d'être, ce qui ne correspond pas à mon système n'a pas de sens). Morale discutable aussi et surtout car elle permet de placer le curseur de l'excès là où chacun-e le veut.
Quand le féminisme est toujours "trop" quelque chose...
La question que je pose est donc la suivante : à partir de quand le féminisme est-il excessif? A partir de quand le curseur est-il dans le rouge? Qui décide exactement du moment où le discours est audible et de celui où il ne l'est plus?
Que cache ou révèle cette attente d'un féminisme ultra-soft, tout tendre, tout consensuel, tout arrangeant, tout cosmétique, tout féminin en quelque sorte, qui ne froisserait personne, ne serait pas trop voyant, pas trop bruyant, pas trop agressif, pas trop dominateur, pas trop sulfureux, pas trop subversif, pas trop, pas trop, pas trop...?
Dans quel camp se situe la violence?
J'ai le vague sentiment en l'occurrence que le féminisme, chez celles et ceux qui le rejettent, est toujours "trop" quelque chose.
Moi-même, j'essuie régulièrement ce reproche : on me demande de m'adoucir, on me demande de m'attendrir, on m'enjoint de me calmer, un peu comme on le ferait avec un-e enfant capricieux-se qui se roulerait par terre dans un moment de décharge de toutes ses frustrations.
Pourtant, aussi vrai que mon moteur féministe n'est pas la frustration (non, non, je ne suis pas aussi mal baisée que vous le pensez) je n'ai pas le sentiment d'être violente. Si je jette parfois des pavés dans la mare, si je laisse parler ma colère, si je prends le risque d'assumer haut et fort mes convictions, il me semble que je fais aussi l'effort de le faire de façon argumentée et, je l'espère, le plus souvent constructive. J'essaie, j'ai dit!
Mon ton est parfois vif, mon propos ose parfois aller loin, mon langage n'est pas toujours poli. J'exprime mes indignations et mes aspirations. Or, la violence, je la retrouve plus souvent dans les commentaires injurieux, occasionnellement menaçants, qui me sont adressés en retour d'un clic rageur et méprisant.
De la perversité d'un argument boomerang : "Vous desservez votre cause"
Parmi ces commentaires, l'un revient en boucle, comme une figure imposée : mon ton, ma méthode, ma façon de dire et de faire desservirait ma cause.
Je me suis exprimée récemment sur la légitimité de ma colère et sur la justesse de ma cause. Il est temps que je fasse le point sur l'autre dimension du reproche, celle contenue dans le verbe "desservir". Ce que j'entends dans ce raisonnement, c'est bien sûr une intention affichée (et plutôt malveillante) de m'isoler des autres féministes, des autres femmes et des autres hommes qui se battent pour l'égalité femmes/hommes et le feraient très bien sans moi et surtout bien mieux que moi. En me disant que je dessers la cause, on me dit que je suis toute seule et que c'est bien fait pour ma g***. C'est une première perversité.
La seconde perversité, c'est qu'on me renvoie à travers cette idée de dégradation de mon discours par l'approche parfois vive que j'en ai, la responsabilité du machisme et du sexisme ambiants en me soupçonnant de braquer mes opposant-es, d'en faire des victimes de ma prétendue violence, de les rendre plus hostiles encore à la cause de l'égalité femmes/hommes quand je rue dans les brancards. C'est classique, mais c'est vicieux : j'ose faire le parallèle entre cette idée que je serais co-responsable de la perpétuation du sexisme en luttant contre "pas comme il faut" avec l'idée que les femmes victimes d'agressions sexuelles seraient co-responsables de la prédation dont elles ont font l'objet quand elles n'étaient pas habillées "comme il faut" le jour de leur agression.
Les féministes co-responsables de la perpétuation du sexisme?
Non, je ne suis pas co-responsable du sexisme ! Pas dans cette circonstance, en tout cas. Parfois oui, j'ai des réflexes sexistes comme chacun-e d'entre nous, je véhicule et reproduis malgré moi des stéréotypes, je me surprends à attendre des femmes et des hommes des comportements genrés et je tâche alors de remettre en question mes perceptions et de me corriger. Mais quand je dénonce le sexisme, la misogynie, le patriarcat, je ne suis pas co-responsable du sexisme, de la misogynie, du patriarcat.
Les responsables, ce sont celles et ceux qui protègent ces traditions, voire les glorifient, les tenant pour des valeurs structurantes de notre vivre-ensemble. Ce sont aussi celles et ceux qui sont dans le déni : celles et ceux qui prétendent que ça n'existe pas, ou pas dans les largeurs que je dis, celles et ceux qui affirment que les femmes sont mieux traitées en France et à notre époque que je l'affirme, celles et ceux qui renvoient encore mon combat à une lutte dérisoire (rappelant à l'envi qu'il ya quand même le chômage, la dette, la crise du logement... Que font-ils eux, contre le chômage, la dette, la crise du logement, on ne le saura pas!).
Ce sont aussi celles et ceux qui préfèrent me mettre sévèrement en cause (quand ce n'est pas m'injurier) et prétendre que je tire dans mon camp, plutôt que de s'attaquer à celles et ceux qui tiennent la blague misogyne pour de la potacherie sans gravité, le masculinisme comme un miroir légitime du féminisme, le machisme comme un fait culturel respectable, le patriarcat comme un système acceptable de société.
Cessons un peu d'inverser la charge de la preuve, s'il vous plait.