Pourquoi les profs de primaire sont-ils classés « professions intermédiaires » et ceux de secondaire « professions intellectuelles » ?

@Aurore Mesenge / AFP

Cette année encore, en remplissant la fiche d’inscription de mon fils au collège, j’ai souri quand je suis tombé sur la feuille demandant de renseigner la profession des représentants légaux.

J’ai beau connaitre depuis des années cette catégorisation, je ne m’y fais pas. En partageant cette photo sur les réseaux sociaux, j’ai pu constater que cette différence de traitement entre professeurs des écoles et professeurs de secondaire suscitait toujours autant d’émoi (chez les profs de primaire, mais pas seulement).

Quant aux explications, on allait de « c’est à cause de nos salaires, c'est reconnu que notre salaire nous classe dans une catégorie inférieure aux autres cadres A » à « c’est à cause de la réforme du gouvernement Jospin, du coup l’OCDE a déclassé les profs des écoles de la catégorie des cadres ! », en passant par « c’est le formulaire de 1970 », « c’est le statut de 1950 » et j’en passe.

Forcément, ça m’a donné envie de comprendre pourquoi, en 2021, je fais partie des professions intermédiaires alors que mon pote Ludo, prof de physique, exerce une profession intellectuelle.

Spoiler : l’Insee évolue moins vite que l’Education nationale. Ce qui n’est pas peu dire.

1954, l’Insee invente les CSP

Quand l’Insee crée les catégories socioprofessionnelles, en 1950, l’idée est de « classer l’ensemble de la population, ou tout au moins l’ensemble de la population active, en un nombre restreint de grandes catégories présentant chacune une certaine homogénéité sociale ». Pour cela elle classe les individus « selon leur situation professionnelle en tenant compte de plusieurs critères : métier proprement dit, activité économique, qualification, position hiérarchique et statut », et utilise ces données par exemple pour des enquêtes de consommation marchande, recours aux biens culturels, mobilité sociale, mortalité.

A cette époque, les instituteurs sont recrutés très différemment des professeurs de secondaire. Les « écoles normales primaires » qui forment les instituteurs recrutent prioritairement parmi les élèves de troisième des « cours complémentaires » (placés entre l’enseignement primaire et l’enseignement primaire supérieur, ils donneront en 1959 les collèges d’enseignement général, CEG, joint aux CES en 1975). A l’issue d’un concours les élèves recrutés reçoivent à l’école normale primaire une formation d’une durée de 4 ans incluant le passage du baccalauréat. Les professeurs du secondaire, eux, doivent pour enseigner être titulaires de l’agrégation ou du CAPES, créé en 1950, lequel demande une licence et y ajoute une formation de deux ans.

On comprend que la création en 1954 des CSP par l’Insee distingue les instituteurs, moins qualifiés, des professeurs de secondaire. Il y a 9 CSP, les instituteurs sont classés dans la catégorie 4, « cadres moyens », les professeurs du secondaire dans la catégorie 3, « cadres supérieurs ».

Pendant une trentaine d’années, cette catégorisation restera, au point qu’on continue aujourd’hui à parler de CSP alors qu’elles n’existent plus depuis 1982.

1982, des CSP aux PCS

Comme la société a comme qui dirait évolué depuis 1954, l’Insee décide de revoir sa catégorisation : exit les CSP, voici les PCS, « professions et catégories socioprofessionnelles ». Les changements sont notamment sémantiques : création de l’intitulé « professions intellectuelles supérieures » qui concerne les profs de secondaire, pendant que les instituteurs se retrouvent dans la catégorie « professions intermédiaires ». Pourtant, à cette époque le recrutement et la formation des instituteurs a sensiblement changé : recrutés au baccalauréat, les futurs instits ont trois ans de formation et passent un DEUG (bac +2). Ce qui ne suffit pas pour faire partie des intellectuels supérieurs.

Quant aux critères servant à définir le code d’une profession, voici les principaux :

- la profession, le métier ou l’emploi exercé

- le statut (par exemple indépendant, aide familial, salarié ou apprenti)

- l’activité économique de l’établissement (code APE)

- la nature de l’établissement employeur (public ou privé)

- la classification professionnelle (catégories A, B ou C pour les salariés de la Fonction Publique)

En 1982, il y a encore des différences notables entre profs de primaire et profs de secondaire : outre un code APE différent (activité principale exercée, qui identifie une activité ou une branche d’activité exercée par une entreprise ou un travailleur indépendant), les instituteurs ont un niveau bac+2 et sont catégorie B de la fonction publique.

Cela va bientôt changer.

1989, création du corps des « professeurs des écoles »

La loi d’orientation sur l’éducation no 89-486 du 10 juillet 1989 va bouleverser le cours des choses dans le primaire. Le corps de professeurs des écoles est créé, entrainant de nombreux changements : salariaux (la grille indiciaire est alignée sur celle des profs certifiés), reconnaissance comme fonctionnaires de catégorie A, recrutement au niveau licence (bac +3), puis deux ans de formation au sein des IUFM, où sont aussi formés les profs de secondaire.

L’idée est de dépasser le clivage entre les deux populations, mais la réforme va engendrer un autre clivage : si les instituteurs peuvent devenir professeurs des écoles en passant un concours interne, tous ne le font pas. Comme le note Denise Legrand, docteur en sciences de l’éducation, « si la réforme a permis de revaloriser la fonction par un statut, un salaire, une reconnaissance supérieure, elle est aussi à l’origine d’une scission dans le monde enseignant puisque pour l’instant, tous n’ont pas droit à ce statut et par là même à la revalorisation qui le caractérise ». « Depuis 1990, le métier d’enseignant du primaire connait cette situation paradoxale d’un corps à "tête double" ». On va le voir, cela aura son importance.

2003, l’Insee revoit ses PCS…

La société ayant encore évolué en 20 ans (on n’arrête pas le progrès, ma p’tite dame), l’Insee décide de modifier à nouveau sa catégorisation des PCS, précisant notamment que « la rénovation opérée sur la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles a consisté à regrouper, au sein même d’une catégorie socioprofessionnelle, des professions dont la distinction était devenue obsolète ». Manifestement la distinction entre prof de primaire et prof de secondaire, malgré la réforme de 1989, reste suffisamment forte pour les maintenir dans leur catégorie respective.

On peut se pencher sur l’intitulé des catégories, qui en dit long :

- la catégorie "cadres et professions intellectuelles supérieures" regroupe notamment « des professeurs et professions scientifiques salariés qui appliquent directement des connaissances très approfondies dans les domaines des sciences exactes ou humaines à des activités d'intérêt général de recherche, d'enseignement ou de santé (…). La catégorie comprend des salariés de niveau supérieur ou égal à celui de professeur certifié exerçant une profession spécifique de l'enseignement ». Une note précise : « Catégorie voisine : professeurs des écoles, instituteurs et professions assimilées. Points communs : peuvent, dans certains cas, appartenir à la catégorie A (professeurs des écoles). Différences : n’exercent pas une activité les enseignements supérieurs ou secondaire ou dans la recherche publique ».

- dans la catégorie "professions intermédiaires" (qui regroupe aussi les CPE, les PLP, les contractuels du secondaire, les sous-bibliothécaires et… les sportifs professionnels), « deux tiers des membres du groupe occupe effectivement une position intermédiaire entre les cadres et les agents d'exécution, ouvriers ou employés. Les autres sont intermédiaires dans un sens plus figuré. Ils travaillent dans l'enseignement, la santé et le travail social ; parmi eux, les instituteurs, les infirmières, les assistantes sociales. Plus de la moitié des membres du groupe ont désormais au moins le baccalauréat ». Il n’est même pas fait mention ici des profs des écoles, qui sont à licence + 1 an de formation, et vont bientôt passer à bac +5, comme les certifiés.

2010 : la "masterisation"

La réforme dite de la « masterisation » menée par Xavier Darcos permet dès 2010 l’économie de 20 000 postes d’enseignants stagiaires en supprimant l’année de formation professionnalisante et supprime les IUFM en plaçant la formation des profs sous l’égide des universités. Tous les futurs professeurs doivent désormais obtenir un master pour devenir enseignant. Les professeurs des écoles et les professeurs de secondaire sont donc désormais au même niveau d’étude, formés au même endroit, ils ont les mêmes responsabilités, les mêmes devoirs, les mêmes droits, il ne manque qu’une chose pour réaliser le projet formulé dès 1947 par le rapport Langevin-Wallon de placer les instituteurs et les professeurs du second degré « à égalité de formation et de rémunération » : il manque la rémunération…

En effet, les professeurs des écoles n’ont que peu de primes ou d’indemnités et ne peuvent pas faire d’heures supplémentaires, contrairement à leurs collègues de secondaire, et malgré une grille indiciaire identique à celle des certifiés ils gagnaient en 2017 en moyenne 2283 € nets (titulaires), alors qu’un certifié gagnait 2556 € nets, et un agrégé 3573 €, mais la grille n’est pas la même. (Plus largement, le salaire net moyen des enseignants est inférieur de 25% à celui des autres cadres de la fonction publique non-enseignants ; ajoutons pour finir que depuis 1982, le salaire des profs a baissé de 20%, pendant que celui des autres cadres fonctionnaires a augmenté d’autant…).

Est-ce pour cette raison – l’écart de revenus – que l’Insee maintient les profs de primaire dans la catégorie « professions intermédiaires », ainsi que le croient bon nombre de profs des écoles ? Il semblerait bien que non.

Flash-back : 2003, le rendez-vous manqué

On ne le sait que très peu, mais le « surclassement » des profs de primaire dans la catégorie « professions intellectuelles supérieures » avait bien failli se faire lors de la rénovation des PCS par l’Insee en 2003. En effet, les modifications faites par l’Insee s’appuient alors sur un rapport datant de 1999 et intitulé « Evaluation de la pertinence des catégories socioprofessionnelles ». Les auteurs y développent un paragraphe sur les professeurs des écoles :

« Depuis la création au début des années quatre-vingt-dix d’un nouveau corps de « professeurs des écoles », appelés à se substituer progressivement aux instituteurs, l’INSEE est dans l’embarras pour décider de son classement socioprofessionnel. D’un côté, il s’agit bien d’un corps de catégorie A au sens du Statut de la Fonction Publique, dont les ressortissants, titulaires d’une licence, seraient sociologiquement assez proches des professeurs certifiés de l’enseignement secondaire, ce qui justifierait leur classement dans le groupe des cadres. De l’autre, on est gêné de les classer différemment des instituteurs, classés en professions intermédiaires, alors qu’ils exercent strictement la même profession. (…) En réalité, le changement statutaire intervenu peut être considéré comme l’aboutissement d’une évolution sociologique bien antérieure, qui venait modifier substantiellement la « figure » traditionnelle de l’instituteur juste titulaire du baccalauréat ; et sans doute peut-on penser qu’une bonne majorité des générations d’instituteurs recrutées dans la décennie quatre-vingt était déjà titulaire d’un diplôme de l’enseignement supérieur (…). C’est pourquoi, alors que d’importants flux de départs en retraite affecteront dans les prochaines années les générations anciennes d’instituteurs (…) il pourrait être préférable de saisir l’occasion de la prochaine rénovation de la nomenclature des CS pour basculer globalement instituteurs et professeurs des écoles au sein de la catégorie des cadres, en créant en son sein, à côté de la CS 34 « professeurs et professions scientifiques » un nouvelle CS « professeurs de l’enseignement primaire ». Certes, ce basculement, majorant de quelque 25% le total du groupe « cadres et professions intellectuelles supérieures », entraînera de sérieuses discontinuités dans les séries statistiques ; mais il est, tôt ou tard, inéluctable ! »

C’était il y a 22 ans.

 

Post-scriptum : au fait, à quoi sert ce fameux formulaire ?

Il n’y a pas que dans le collège de mon fils que ce formulaire circule, on le retrouve dans pas mal d’établissements secondaires (Affelnet en lycée), mais aussi dans la base ONDE qui sert notamment pour les inscriptions en primaire. Contrairement à la fameuse ½ feuille A4 demandée par certains profs (nom, prénom, profession des parents) à des seules fins d’étiquetage des élèves (voir ce billet), le formulaire PCS tel que celui rempli pour mon fils sert notamment, depuis quelques temps, à calculer l’IPS, Indice de position sociale des élèves. Cet indice a été créé en 2016 par la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’EN) afin de décrire les populations scolaires, en vue notamment de leur allouer des moyens financiers supplémentaires. Chaque collège a ainsi un IPS de référence qui est la moyenne des parents. En 2020 par exemple, comme le raconte cet article, l’IPS des collèges du Nord a joué un rôle important dans l’allocation des moyens, non seulement financiers mais aussi en postes, pour 2021.

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