Chaunu, Ouest France, 3/09/2010
Ma voisine de classe est en formation pour deux semaines. Depuis lundi elle est donc remplacée, et ce jusqu’aux vacances. Elle n’est pas mécontente de pouvoir souffler un peu : la période est traditionnellement difficile, mais en plus il se trouve que sa classe de CM2 est franchement pénible, le mauvais cru de l’année dans l’école. On se demandait donc comment ça allait se passer avec le remplaçant, et ma collègue m’a demandé si celui-ci pouvait en cas de besoin frapper à notre porte mitoyenne.
D’intrigués nous sommes passés à inquiets quand on a su que le remplaçant serait un stagiaire. Admissible au concours en septembre dernier, il doit faire un stage obligatoire en responsabilité durant l’année avant de passer les oraux en juin. Il saura alors s’il est reçu. Notre remplaçant, appelons-le Victor, a une trentaine d’année et a travaillé pendant près de 10 ans dans le privé. Cette expérience professionnelle lui permet de devenir prof sans avoir à passer de Master, contrairement aux jeunes étudiants, mais seulement en étant reçu au concours de recrutement.
Bien évidemment ce n’est pas son profil qui nous inquiétait mais bien le fait que, comme tous les stagiaires dans son cas, il n’a bénéficié d’aucune formation pratique spécifique et se retrouve en responsabilité totale d’une classe – dans laquelle il a pu passer deux maigres journées en observation.
Lundi était donc son premier jour. Ca s’est plutôt pas trop mal passé dans l’ensemble. De ma classe voisine cependant, on sentait une différence par rapport à d’habitude : un niveau sonore un ou deux tons supérieurs. En salle des maîtres, à la pause, il nous confiait ces premières difficultés, les élèves qu’il avait remarqués et qui lui donnaient du fil à retordre ; sans fierté mal placée, avec un vrai sens de la remise en question, il cherchait des solutions à ces premiers soucis d’enseignant. On lui a glissé quelques conseils, quelques trucs à savoir sur le fonctionnement de certains élèves.
Mardi à peu près pareil, mais il m’a semblé que les élèves de la classe de Victor était plus bruyants et plus « détendus », notamment dans les couloirs ; j’ai aussi vu dans l’attitude de Victor avec ses élèves (c’est difficile à expliquer tant c’est de l’ordre du ressenti) qu’il évaluait mal la distance qu’il mettait entre eux et lui : un ton, des mots, une attitude trop ou pas assez. Je connais bien cela : on agit ainsi fréquemment quand on n’est pas à l’aise, quand on ne maîtrise pas la donne ; quand on a peur que la situation nous échappe mais qu’on tente de donner le change. Je lui ai demandé comment ça se passait, il m’a confié qu’il avait du mal à maintenir le calme, et que certains ne voulaient pas travailler et gênaient les autres. Je lui ai dit de ne pas hésiter à me les envoyer.
C’est jeudi que la situation a commencé à dégénérer. Toute la journée le niveau sonore est allé augmentant, avec de temps en temps des pics : des huées d’élèves, des gueulantes de Victor. Un détail m’a frappé : j’entendais Victor parler presque en continu. Ce qui signifie d’une part qu’il devait sans cesse intervenir pour recadrer les choses, mais aussi que les élèves n’étaient jamais mis en situation de travail individuel face à leur cahier et à eux-mêmes, que Victor abusait d’une pédagogie essentiellement orale. En fait il avait mis en place des séances avec travail de groupe, ce qui avec ce type de classe, a fortiori quand on ne la domine pas, est source de réel bordel. C’est une des premières choses qu’on apprend avec un peu d’expérience : rien de tel qu’une bonne leçon à copier pour faire revenir le calme ; rien de tel qu’une série d’exercices écrits pour ramener chaque élève a lui-même et donc couper les interactions. Mais quand on débute, qu’on a prévu de faire une séance, on ne sait pas encore faire marche arrière, changer son fusil d’épaule, on ne sait pas encore percevoir la masse vivante et individuée qu’est une classe, et y réagir.
La dernière heure de ce jeudi a été terrible. Il me semble que Victor a voulu faire une séance de musique : j’ai entendu du Mozart, puis de timides débuts de chants, vite couverts par les éclats de rire. Et puis, en quelques ricanements et huées, la cohue a viré à la mutinerie : les trente dernières minutes de la journée ont consisté en un vaste tour de chants des élèves de Victor, hurlant les dernières chansons à la mode, Sexion D’assaut en tête.
Dans ma classe, on n’entendait qu’eux. Bien que fatigués par les révisions de la journée, prélude à la semaine d’évaluations à venir, on était concentrés sur les corrections. Mais à chaque minute qui passait dans cette atmosphère musicale et insurrectionnelle, je sentais mes élèves me quitter et ma tension monter. J’avais d’autant de mal à garder ma concentration que je me demandais quelle attitude adopter : aller dans la classe voisine, y prendre trois des meneurs et les installer chez moi (mais c’était saper définitivement l’autorité déjà chancelante de Victor), ou laisser s’écouler les dernières minutes de la journée et préserver le reste d’autorité de mon voisin ?
Je suis resté dans mes corrections avec mes élèves, que j’ai à peu près réussi à ramener au travail.
Après la classe, j’ai mis presque une heure à retrouver mon calme : un énervement épidermique, sans fond réel, me courait le long de la colonne et des bras.
A travers Victor je me revois, il y a presque 10 ans. Je faisais mon premier stage en responsabilité dans une classe un peu « chaude ». J’y avais aussi été chahuté, pas autant certes, mais j’avais moi aussi perdu le fil, sans m’en rendre compte, en 48 heures. Je ressens encore ce sourd désespoir s’emparer de moi… La conscience diffuse de laisser échapper les choses mais l’impuissance à les rattraper. J’ai crié, j’ai hurlé sur mes élèves, plus encore contre moi-même. Je revois aussi la mine désapprobatrice du collègue de CE1 voisin, dont je sais aujourd’hui combien il a dû prendre sur lui pour maintenir sa classe et continuer à travailler.
Oui mais moi, j’ai fait ce stage en compagnie d’un autre collègue : nous étions deux, pouvions souffler, faire front, se soutenir, chercher des solutions ensemble.
Oui mais moi, ce stage venait après plusieurs semaines de formation à l’IUFM qui m’avait donné confiance et plutôt bien préparé ; après un stage d’observation de trois semaines durant lequel j’avais pu prendre la classe dans de bonnes conditions.
Oui mais moi je savais que ce maudit stage terminé, je retrouverais les bancs de l’IUFM où tout se décanterait.
Oui mais moi, surtout, j’étais déjà reçu au concours et déjà quasi assuré de devenir titulaire ; je vivais cette année de formation comme une chance formidable de découvrir le métier en alternant stages en responsabilité et formation disciplinaire.
Victor n’a rien de tout ça. Il me disait lundi que ce stage était l’occasion pour lui de voir si ce métier lui plaisait vraiment.
Un récent sondage de l’UNSA a établi que 8% des stagiaires ne veulent plus enseigner, ce qui représente environ 1200 personnes. Du coté des maîtres-formateurs qui suivent les stagiaires, un tiers veut quitter la formation.
Dans ses vœux au monde de la Culture et de l'Education, Nicolas Sarkozy a déclaré que la réforme de la formation des enseignants allait être remise à plat.
Vaudrait mieux, non ?
Nota : à lire, sur la question de la formation et la Masterisation, un excellent édito daté du 4 février, sur le site du Café pédagogique.