On a enfin pris le temps de se pencher sur la synthèse du « Grenelle de l’éducation » rendue fin février, et plus précisément sur l’onglet « revalorisation ». On a bien tout lu, car c’est sur cette synthèse que le ministre Blanquer va s’appuyer (sans trop de mal, vu qu’elle rejoint largement et sans surprise sa ligne politique, sans qu’on sache distinguer l’œuf de la poule) pour « rendre ses arbitrages » sur la revalorisation des enseignants, fin mars.
Bon, la revalorisation « historique » n’est pas pour demain.
Un atelier "revalorisation" et un Grenelle très orientés
Relever les préconisations du Grenelle ne prendra tout son sens qu’après qu’on aura dit quelques mots de son organisation, de sa composition, de son déroulement. Quand ils s’ouvrent début novembre, les ateliers du Grenelle sont présentés comme une vaste consultation de la communauté éducative et de la société civile dans son ensemble, quelque chose comme "la nation regardant son école", chacun des 10 ateliers étant notamment présidé par « un président issu de la société civile ». En guise de quoi, derrière les têtes d’affiche people que sont Daniel Pennac et le rugbyman Pascal Papé (largement mis en vitrine par JM Blanquer), on retrouve aux manettes des ateliers des personnalités qui n’ont pas grand-chose de civil et rien de neutre, politiquement et idéologiquement : Marcel Rufo, fervent soutien d’Emmanuel Macron et défenseur de JM Blanquer à l’occasion, Patrick Gérard, ancien directeur de cabinet de Gilles de Robien nommé directeur de l’ENA par E. Macron sitôt arrivé au pouvoir, Aurélie Jean, membre du Conseil scientifique (CSEN) créé par JM Blanquer, membre du comité d’éthique pour les données d’éducation et fan de longue date de JMB, Bénédicte Durand, également ancienne du cabinet de Robien et nommée à la tête de Sciences Po suite au Grenelle, Marie-France Monéger-Guyomarc’h, ancienne cheffe de l’IGPN, la police des polices, auditionnée en 2018 par la commission d’enquête sur l’affaire Benalla de l’Assemblée nationale (à laquelle elle avait déclaré qu’il n’y a « pas de violences illégitimes » si « ce sont des policiers qui la mettent en œuvre »)…
L’atelier "Revalorisation" est confié une personnalité encore moins "société civile" que les précédentes et encore plus proche du ministère, dont elle est un haut-cadre : Marie-Pierre Luigi, inspectrice générale retraitée, est notamment missionnée par le ministère depuis mars 2018 comme « chef de projet baccalauréat 2021 », entendez VRP de la réforme Blanquer (elle prépare un livre sur le sujet pour septembre).
A ses côtés comme secrétaire, Guy Waïss, également inspecteur général de l’EN et co-auteur en 2018 pour le ministère d’un rapport sur la gestion des enseignants, rapport qui se fixait notamment pour but de « parvenir à une possible réduction des couts », qui préconisait de prendre davantage en compte le mérite dans la carrière des enseignants à travers « une gestion de proximité au mérite », qui recommandait de nouvelles échelles de carrière mettant fin au PPCR et appelait de ses vœux l’obligation de formation sur le temps de vacances (recension ici).
Autour de ces « animateurs » très blanqueriens, on trouve des membres issus de 6 collèges : syndicats, professeurs, encadrement, familles / élèves, monde associatif et économique, élus et collectivités. « A côté des syndicats, deux enseignantes choisies par le ministère, un chef d’établissement, un inspecteur du 1er degré, le DRH de Schneider Electric, une association, une députée LREM et le secrétaire général d’une académie », précise le Café Pédagogique.
Deux visions s’affrontent, les syndicats claquent la porte
Quatre séances de travail sont prévues en novembre et décembre 2020, mais très vite des tensions se font jour entre les syndicats et les hauts-cadres de l’EN qui animent l’atelier, notamment Guy Waïss. La lecture des comptes-rendus de ces réunions, doublée de ceux des syndicats, donne une idée des échanges et du hiatus. D’un côté, les syndicats n’ont de cesse de présenter des chiffres précis, de rendre compte de vécu sur le terrain, mettant en évidence l’appauvrissement des enseignants sur les trois dernières décennies et la nécessité d’un rattrapage collectif. De l’autre, les hauts-cadres du ministère suivent la feuille de route qui leur a été donnée, dans laquelle la revalorisation est essentiellement catégorielle et ciblée, vite liée à des contreparties et au mérite.
La séance 2 (25 novembre) apparait particulièrement crispée, les syndicats reprochant aux animateurs de l’atelier de s’éloigner du problème de fond, la revalorisation de tous les personnels via la part fixe du traitement. En face Guy Waïss leur rétorque qu’ils ne sont pas dans le thème de la réunion, à savoir « les difficultés particulières rencontrées par certains enseignants ».
A l’issue de cette réunion la CGT et la FSU, premier syndicat enseignant, claquent la porte du Grenelle. La CGT dira que « les débats sont cadrés par les documents remis par le ministère » et que la discussion se borne à suivre les trois axes prévus par le ministère. « Les pistes pour la revalorisation pointées par le ministère sont les heures supplémentaires, les IMP [indemnité pour mission particulière] et d’autres indemnités. Autrement dit, tout ce qui individualise les carrières » et permet de ne pas revaloriser vraiment toute la profession. La FSU déclare de son côté qu’« il n’était pas question d’une concertation, mais bien d’une opération de communication sur des visions déjà arrêtées et peu ouvertes au dialogue », déplore que la parole des personnels soit « peu écoutée, submergée par celle « d’experts soigneusement choisis par le ministère » et parle d’ « une démonstration inquiétante de partialité et d’absence du « regard croisé » annoncé par le ministère ».
Dans son rapport de synthèse de l’atelier, le secrétaire a du mal à cacher son contentement : « Il y a eu, lors des deux premières séances, un déséquilibre dans les représentations effectives des collèges » et le retrait de la CGT et de la FSU « a eu pour effet collatéral de rééquilibrer la composition du groupe, avec l’arrivée d’un représentant de la PEEP [association de parents pro-Blanquer], d’une conseillère départementale du Cantal, ancienne professeur agrégée, puis du maire de Vannes ». Il reste des représentants syndicaux, mais le centre de gravité de l’atelier s’est déplacé vers une vision encore plus « Blanquer-compatible ».
L’attractivité efface la revalorisation
Quand on regarde les thèmes des 4 réunions de l’atelier, on comprend mieux le hiatus. Seules les séances 1 et 2 concernent la revalorisation des rémunérations, et dès la séance 1 les participants sont invités à se demander « quelles populations visées ? », ce qui écarte derechef une revalorisation globale et collective. Les séances 3 et 4 concernent quant à elles « les conditions d’exercice du métier » et « la place de l’enseignant dans la société », deux sujets intéressants certes, mais que la grande majorité des enseignants ne liera pas spontanément à la « revalorisation » tant attendue.
Le Snalc, syndicat resté autour de la table, n’est pas dupe : « la première réunion portait déjà sur une possible différenciation entre les personnels (cette fois par corps). Aucune des quatre réunions prévues n’évoquera donc la part fixe du traitement des enseignants, alors que c’est celle-ci qui doit concentrer l’essentiel de la réflexion puisque c’est la seule qui peut permettre une revalorisation financière réelle du métier ».
Les premières lignes du rapport de synthèse final en disent long sur la manière dont l’atelier a été préparé : « La thématique de l’atelier était la suivante : « comment contribuer à attirer et conserver les talents à travers une revalorisation financière durable des professeurs, tenant compte des spécificités de leur activité, et une meilleure reconnaissance de leur statut dans la société ». » On comprend alors que la revalorisation n’est vue que comme un levier de l’attractivité du métier, absolument pas comme le rattrapage salarial d’une profession sous-payée qui s’appauvrit depuis des décennies. De fait, si l’intitulé de l’atelier était bien « revalorisation », les trois axes proposés en guise de conclusion sont tous articulés autour de l’idée d’attractivité : « L’attractivité par la revalorisation des rémunérations », « l’attractivité par la revalorisation des prestations sociales et culturelles », « l’attractivité par la considération due à l’enseignant par la société toute entière ». [Ici, on ne peut s’empêcher de faire une pause ludique afin d’inviter les inspecteurs généraux et le ministère à visiter ce site qui leur rappellera les règles d’accord de l’adverbe tout].
Revalorisation des rémunérations : accouchement d’une souris
Dans son rapport de synthèse final, l’atelier pose en préambule une déclaration d’intention qui a d’autant d’importance que rien, dans ce qui suit, ne viendra l’étayer : « S’agissant de la part fixe, les participants sont largement favorables à une revalorisation salariale durable de tous les personnels enseignants sans condition préalable ». Mais dès la phrase suivante, catégorisation et contreparties sont là, lorsqu’est évoquée pour le secondaire « une « veille pédagogique » assurée par les enseignants en fonction de leur disponibilité, par exemple pour prendre en charge les élèves en cas d’absence courte d’un collègue ».
Deuxième déclaration : « La revalorisation salariale doit assurer un niveau minimum de rémunération d’entrée dans le métier équivalent à X fois le SMIC, le X restant à déterminer ». L’indexation du salaire sur le SMIC est une bonne idée, quand on sait que le salaire d’entrée valait 2,07 fois le SMIC en 1981 et qu’il est tombé à 1,25. Mais c’est le salaire de tous les profs qui doit être indexé sur le SMIC si l’on veut lutter contre le déclassement des enseignants (sans compter que sinon un débutant dépassera ses ainés en quelques années…).
L’annonce suivante ne manque pas de sel : « un observatoire des rémunérations complétée par un axe bien-être pourrait être un bon instrument de mesure et d’analyse des évolutions en la matière ». L’observatoire du pouvoir d’achat, une tarte à la crème dans le monde de l’éducation, JM Blanquer en a annoncé la création avec force en septembre 2018 et y a plusieurs fois fait allusion depuis, mais on attend toujours qu’il se manifeste !
C’est tout pour ce qui est d’une revalorisation de la part fixe du traitement. Si si. On résume : une déclaration d’intention, le salaire d’entrée indexé sur le SMIC, la création d’un observatoire. Point barre. Rien sur la fameuse loi pluriannuelle de programmation, « du ressort du ministère » et portée disparue, rien sur le point d’indice, « qui concerne toute la fonction publique » (marre d’entendre cela : on peut aussi revoir les grilles indiciaires, outre dégeler le point).
La suite du rapport est consacrée à la part variable du traitement, c’est-à-dire aux mesures catégorielles, aux primes et indemnités qui concerneront tel ou tel, en fonction des situations et des contreparties. Le Snalc raconte que dès la 2ème séance « les animateurs ont essayé d’associer la revalorisation (pour une part variable) à l’innovation et au mérite, suscitant des avis très partagés sur les deux sujets » ; Guy Waïss parle par exemple de « prévoir des mesures de reconnaissance spécifique, notamment sur la reconnaissance du mérite ou de la performance individuelle ou collective », même si le rapport final reconnait que ce sujet ne fait pas consensus.
Dans le même ordre d’idée, l’atelier souhaite que les projets innovants et certaines expérimentations soient aidés ou récompensés, mais aussi que les « fonctions "objectivées" qui demandent un investissement particulier » soient prises en considération. Travailler plus pour gagner plus, un vieux concept sarkozien qui ne peut être assimilé à une quelconque revalorisation puisqu’il propose uniquement de rétribuer de nouvelles missions, pas de reconnaitre ce qui existe.
Le rapport de synthèse évoque aussi l’écart entre les enseignants du premier degré et du second degré, sans proposer de réelle mesure, demande « une meilleure prise en compte de l’expérience professionnelle passée pour les « troisième concours » et pour regarder plus finement la situation des contractuels », propose que les formations hors temps scolaire et les heures supp’ donnent lieu à l’ouverture de « compte épargne temps ».
Prenant en compte les disparités géographiques du cout de la vie, le rapport préconise « une révision ou un redéploiement de l’indemnité de résidence, qui devrait être différenciée avec une granularité beaucoup plus fine qu’aujourd’hui ».
Une autre vision de la revalorisation : les prestations sociales et culturelles et « la considération due à l’enseignant par la société toute entière »
Pour le ministère et les hauts-cadres de l’EN la revalorisation, ou l’attractivité, on ne sait plus, passe aussi par le bienêtre des enseignants, au point d’y consacrer la moitié de l’atelier, deux séances complètes. La lecture des comptes-rendus révèle notamment des familles et des élus soucieux que les enseignants se cultivent et prennent soin d’eux et de leur famille, car cela s’en ressentira sur leur travail ensuite.
Plusieurs mesures sont proposées :
- développer le parc de logements sociaux du ministère, avec des accords locaux et pourquoi pas « rétablir une indemnité représentative de logement » autrefois allouée aux instituteurs ;
- la gratuité des transports collectifs pour les agents en charge de la suppléance des collèges absents ;
- la création d’une carte professionnelle sur laquelle sont chargées des prestations culturelles et sportives avec gratuité ou réductions de tarifs ;
- la relance d’une véritable politique de prévention en matière de santé adaptée à l’exercice du métier de professeur (orthophonie, relaxation, soutien psychologique, visite médicale tous les 5 ans…) ;
- l’augmentation sensible des crédits d’action sociale
Pour asseoir ces mesures, note le rapporteur, « il y a probablement besoin de créer une ou des structures d’appui, la notion de « comité d’entreprise » s’étant faite jour ».
Comme le note le Snalc dans son compte-rendu, « reste ensuite à déterminer si ce gouvernement ou ses successeurs auront la volonté politique de les appliquer. On peut en douter, tant elles relèvent de l’évidence et ne nécessitait pas une organisation si complexe pour les dénoncer ».
A l’occasion de la séance 4, on découvre à quel point les crédits d’action sociale du MEN sont dérisoires par rapport à ceux d’autres ministères :
Education nationale : budget 40 millions ; agents : 1 100 000
Défense : budget 127 millions ; agents : 260 000. 12 fois plus d’argent par agent
Affaires étrangères : budget 142 millions ; agents : 14 000 agents. C’est 78 fois plus d’argent par agent, si on avait autant à l’EN pour l’action sociale cela correspondrait à 11,5 milliards d’euros !
Reste la considération due à l’enseignant par la société, une séance entière sur le sujet, tout de même. On a ri, en lisant dans le rapport que « les participants ont eu un peu de mal à faire émerger spontanément des idées en rapport direct avec la thématique abordée ». On imagine la séance : « Alors, quelqu’un a une idée ?... Non ?... Personne ?... », et les mouches voler. On ne s’étonnera donc pas de trouver ici des propositions vagues et dérisoires telles « mieux faire connaitre au grand public les métiers de l’enseignement », « mieux présenter aux parents d’élèves les écoles, les établissements du second degré, la manière dont les enseignants y travaillent », « faire signer aux usagers une charte de bon comportement ». Et puis, à un moment, quelqu’un a sans doute cassé le silence gêné en lançant un truc en l’air : « Et si les profs prêtaient serment en entrant dans le métier ? », les autres ont pris la balle au bond et le sujet a occupé une bonne partie de la séance 4, débouchant sur l’idée d’une cérémonie de titularisation lors de laquelle le néo prof prêterait un serment du type Hippocrate.
… Je sais ce que vous pensez, votre sourcil froncé vous a trahi : vous cherchez quel est le rapport avec « la considération due à l’enseignant par la société » ? Songez alors qu’il s’agissait de l’atelier solennellement chargé de réfléchir à la revalorisation des profs et d’aider le ministre à atteindre son objectif : « Faire du prof français le professeur le mieux payé d’Europe, en mettant le paquet », un ministre qui a un jour promis 10 milliards consacrés chaque année à la revalorisation des enseignants.
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