« Le fiasco Blanquer », anatomie d’un ministre

Photo de couverture du livre (c) Ludovic Marin / AFP

« Avant toute chose, le blanquerisme est un autoritarisme. Il se caractérise par une prise de décision ultra-centralisée, l’effacement de la délibération collective, l’affaiblissement des contre-pouvoirs institutionnels et l’élimination systématique des opposants en interne (…). A l’épreuve du pouvoir, Jean-Michel Blanquer s’est montré despote quand on l’attendait démocrate, diviseur lorsqu’il fallait rassembler, sectaire là où il aurait dû s’ouvrir ». En 90 pages documentées Saïd Benmouffok, professeur de philosophie, fait un portrait sans concession du ministre JM Blanquer et propose une vision d’ensemble de son action, très sombre. Le fiasco Blanquer est aussi un livre politique – Benmouffok est de gauche et ne s’en cache pas, au contraire d’un ministre qui feint de ne pas être de droite – qui dénonce une certaine vision de l’école, en marche.

Un lourd passif et une idéologie marquée

On se souvient de l’arrivée de Jean-Michel Blanquer rue de Grenelle, en mai 2017, drapé dans une blancheur virginale tout à fait usurpée pour les connaisseurs de l’école. Présenté comme « issu de la société civile » et comme parfaitement neutre politiquement, il est en réalité tout l’inverse, ainsi que le rappelle Benmouffok : JM Blanquer fréquente les ministères de droite depuis 2006, quand il est nommé directeur adjoint du cabinet de Gilles de Robien, sous Jacques Chirac, puis comme numéro 2 de l’EN en tant que directeur général de l’enseignement scolaire (Dgesco) de Luc Chatel en 2009. Il est « le fil conducteur de la politique éducative du sarkozysme. D’ailleurs, on le surnomme à l’époque le « ministre bis », puisqu’il est en contact avec l’Elysée et s’autorise à prendre les devants sur de nombreux sujets sans passer par son ministre de tutelle. Il est l’homme fort de la droite à l’éducation, bien plus que les ministres successifs. Blanquer est bien celui qui a conduit l’essentiel des réformes » du quinquennat Sarkozy. Il est donc comptable de son bilan : « hausse des inégalités, baisse drastique des budgets et du nombre d’enseignants (…) Près de 150 000 jeunes se trouvent chaque année en situation de décrochage, tandis que 80 000 postes d’enseignants sont supprimés entre 2007 et 2012 ».

JM Blanquer mène notamment ce que Benmouffok qualifie de « chef d’œuvre sarkozyste » : « la suppression de l’année de stage à l’issue des concours d’enseignement. A la rentrée 2010, pas moins de 16 000 nouveaux profs sont envoyés devant leurs élèves, souvent à temps plein, sans avoir reçu de formation pédagogique ».

Entre 2012 et 2017, éloigné du ministère durant le quinquennat Hollande, JMB fourbit ses armes, travaille à ses réseaux et publie un livre programmatique qui lui servira de carte de visite auprès de tous les candidats de droite pour l’élection présidentielle de 2017 (il propose ses services à chacun, et tous acceptent). Pour Benmouffok, tout Blanquer est là, le futur ministre y dévoile sa pensée et son ambition : « le but de toute la démarche est la "recherche de la performance". Pour y parvenir, il est nécessaire d’aller vers une plus grande "responsabilisation des acteurs". Comment faire ? En passant par la "contractualisation" à tous les étages ». Le chef d’établissement a des pouvoirs accrus et devient "véritablement le patron de son établissement", "les résultats des élèves deviennent le critère majeur d’évaluation" des enseignants. Une agence extérieure mesure l’efficacité des équipes pédagogiques, les résultats sont « communiqués aux familles qui peuvent comparer les établissements mis en concurrence et choisir les plus performants ».

On est, on le voit, bien loin du personnage vierge et neutre vendu en mai 2017. « Loin d’un prétendu pragmatisme dépolitisé, son approche témoigne d’une adhésion profonde à une certaine vision du monde. Son modèle n’est pas à chercher dans le système éducatif d’un autre pays : il se trouve dans le fonctionnement de l’entreprise privée concurrentielle, c’est-à-dire dans la logique du marché appliquée à l’école ».

Une institution mise au pas

L’une des priorités de JMB lorsqu’il arrive au ministère de l’EN est de façonner son administration de hauts fonctionnaires et la hiérarchie de l’EN en une mécanique tout entière dévouée, le doigt sur la couture. L’administration de l’EN, « il connait ses rouages par cœur et sait où sont les postes clés. C’est donc en stratège qu’il y a nommé des alliés, désamorçant tout contre-pouvoir en interne, toute autonomie des acteurs institutionnels ».

Quitte à changer les règles du jeu. Ainsi, JMB modifie par décret les règles de nomination des recteurs, désormais 40 % d’entre eux ne sont plus obligés d’être des chercheurs universitaires pour postuler (dès la publication du décret, Christine Avenel, camarade énarque d’Emmanuel Macron et non-docteure, est nommée à la tête de la plus grosse académie de France, Versailles).

C’est la fonction même de recteur qui est bouleversée, nous dit Benmouffok : le recteur n’est plus « une personnalité reconnue pour l’excellence de ses travaux universitaires ou de son parcours, garantie d’une indépendance intellectuelle et morale (…). En nommant plusieurs de ses collaborateurs à ce poste stratégique, Blanquer a choisi des gens qui ont pour principal mérite d’avoir travaillé sous ses ordres, lui doivent l’essentiel de leur carrière et lui vouent une fidélité sans bornes. Il a réduit le rôle de recteur à celui de serviteur du ministre ».

Par ailleurs, une instance gêne le ministre Blanquer : le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco), dont l’indépendance, garantie par sa composition même (députés et sénateurs de gauche et de droite notamment) et la tonalité des travaux ne sont pas du gout du ministre. Le Cnesco jouit pourtant d’un grand respect dans le monde de l’éducation, ses rapports et ses enquêtes sont des jalons, mais JMB n’a aucun état d’âme, il crée et lui substitue le Conseil d’évaluation de l’école (CEE), « aux missions présentées comme similaires alors que ses statuts révèlent une franche rupture (…) ». En effet la composition du CEE est conçue « pour garantir une mainmise totale au ministre », au final le CEE compte six personnalités choisies par le ministre pour leur compétence dans le domaine éducatif et quatre représentants du ministère… Cette substitution du Cnesco par le CEE « est l’occasion d’avoir une institution sous contrôle, chargée de produire des synthèses d’études existantes et d’évaluer la performance des écoles » et offre à JMB « le contrôle absolu sur les données ».

Reste à contrôler parfaitement les inspections générales. JMB fusionne l’IGEN (inspection pédagogique) avec l’IGAENR (versant administratif) et créée l’IGESR qu’il confie à Caroline Pascal, dont le mari est une ancienne plume de Nicolas Sarkozy et contribue régulièrement à Valeurs Actuelles. « En supprimant de facto l’autonomie de l’IGESR, le ministre fait de cette nouvelle inspection un corps de hauts fonctionnaires cantonnés aux missions de contrôle et d’évaluation ».

Le management blanqueriste est en marche à tous les étages, mais il fait des ravages. En décembre 2019 un rapport d’audit fait état de gros problèmes à la Dgesco : une pression constante, des consultations médicales qui explosent, les postes vacants se multiplient… En mai 2020, un groupe d’enseignants, de chercheurs, d’inspecteurs généraux, de directeurs académiques et de hauts cadres de l’administration centrale signe un texte retentissant, dans lequel on peut lire : « Dans ce climat aux ordres, le cabinet ministériel manie contrôles, censures, dans un management autoritaire fondé sur la suspicion, la menace, le verrouillage de toute expression qui ne serait pas « dans la ligne ». Les recteurs et les directeurs d’académie sont convoqués pour une grand-messe qui nie leur marge d’autonomie et d’expertise. Ces procédés sont inédits, jamais vus à ce niveau dans l’école de la République ».

Une politique en échec

« C’est simple, ses réformes sont toutes marquées du sceau de l’échec. Le retour de la semaine de quatre jours a alourdi les journées de travail des élèves. L’obligation de scolarité dès l’âge de 3 ans, sous l’apparence d’une mesure d’égalité, s’est révélée un cadeau aux écoles privées. Les classes dédoublées n’ont pas tenu leur promesse de réduction massive de l’échec en CP et CE1. La réforme du lycée et du baccalauréat s’est soldée par une désorganisation ubuesque de l’année scolaire et une concurrence effrénée pour le choix de options. L’orientation post-bac reste le parent pauvre de la lutte contre les inégalités. Tous les indicateurs sont au rouge et rien ne permet de corriger le désastre éducatif en marche ».

Trois réformes retiennent particulièrement l’attention de Benmouffok.

Classes dédoublées : pas d’effet majeur

C’est la grande réforme du quinquennat : le dédoublement des classes de CP et CE1 en éducation prioritaire. Début 2019, la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) publie une évaluation du dispositif qui semble en confirmer le succès, ainsi que le claironne le ministre dans les médias : « le dispositif permet une baisse de cette proportion d’élèves en très grande difficulté de 7,8% en français et de 12,5% en maths ». Mais très vite, les spécialistes de l’Education nuancent cette lecture, ainsi le chercheur Marc Durgand, qui écrit dans le Monde que ces résultats « sont clairement dans le bas de la fourchette de ceux constatés dans d’autres pays qui ont mis en œuvre de telles mesures ».

Le chercheur Roland Goigoux, dans un article fameux publié notamment sur ce blog (« Faire mentir les chiffres, en pédagogie aussi »), nous apprend que l’amélioration des performances attendue par le ministère lui-même était comprise entre 20 et 30%, ce qui correspond dans le monde scientifique à un « effet faible » du dispositif (50% = effet moyen, 80% = effet fort) : « L’effet réel du dispositif CP dédoublé est très faible », conclut Goigoux, qui constate que « la plupart des journalistes se sont laissé piéger par la communication ministérielle ». Le chercheur rappelle aussi que « si un véritable débat sur l’efficience des politiques publiques était organisé, on comparerait le rapport coût-efficacité de plusieurs dispositifs innovants. Par exemple, l’impact du dédoublement avec celui du dispositif « Plus de maitres que de classes » (PMQC) qui, à coût comparable, touchait sept à huit fois plus d’élèves ». Mais comme le rappelle Benmouffok, « à son arrivée rue de Grenelle, Jean-Michel Blanquer a pris soin d’empêcher la publication des résultats de l’évaluation du PMQC »...

Le lycée, toujours plus inégalitaire

La réforme du baccalauréat, qui s’est accompagnée de celle du lycée, modifie nettement l’organisation de toute l’année de terminale. Désormais, ce sont 40% des épreuves qui sont concernées par le contrôle continu. L’objectif est de casser « l’effet filière », de contrecarrer le déterminisme social et le déterminisme de genre. Moralité, les premières données disponibles en 2020 confirment que « les choix des élèves en terminale reconstituent largement les anciennes filières ». Par ailleurs « le déterminisme de genre se retrouve là encore dans les choix réalisés. Les filles sont sous-représentées dans les filières scientifiques » et « les garçons se portent peu vers le grec ou l’option « humanité, littérature et philosophie ».

De plus, nous dit Benmouffok, « l’apparente liberté de choix amplifie la différence entre enseignements valorisés et options choisies par défaut. Les disciplines sont plus que jamais mises en concurrence, et les vœux individuels sont socialement déterminés. Les bons élèves, souvent issus de milieux favorisés, ont effectivement le choix. Les autres prendront à l’avenir les matières qui resteront. Et les inégalités, prétendument combattues, en sortiront renforcées ».

Pour le philosophe, cette réforme est un changement d’organisation purement technocratique : « On ne cessera de s’étonner qu’une réforme de cette ampleur ait été conçue d’un point de vue d’abord logistique et non pédagogique ». Sur le terrain, les profs constatent « une offre d’options inégalement répartie sur le territoire, la fin du bac national au profit d’examens locaux, la multiplication des classes surchargées ».

Parcoursup : des élèves désorientés

En 2018, JMB et Frédérique Vidal lancent la nouvelle plateforme d’inscription aux études supérieures, censée proposer une orientation simplifiée, une offre améliorée et un accompagnement renforcé. Les deux ministres sont dithyrambiques, mais un rapport parlementaire publié en juillet 2020 est, lui, sans appel, relate Benmouffok : les rapporteurs parlent d’une « série de réformes, une intervention non coordonnée des acteurs », et pointent un renforcement des inégalités, « les élèves de catégories populaires ont plus souvent saisi seuls leurs choix sur la plateforme, ils sont plus nombreux à n’avoir eu aucun entretien personnalisé ou échange avec un professeur principal ».

Au final, les résultats de Parcoursup sont les mêmes que ceux d’APB, son prédécesseur : 64% de candidats affectés par APB en 2017, 63% par Parcoursup en 2019.

Des profs sommés de se taire

A l’opposé du slogan ministériel qui donne son nom officiel à la loi Blanquer (« pour une école de la confiance ») c’est bien une école de la défiance qui est à l’œuvre. Outre la grève des notes lors du bac 2020, qui mettra en scène un ministre décidé à faire plier les manifestants par l’intimidation, la menace, la sanction disciplinaire, parfois aux limites de la légalité, Benmouffok choisit de revenir sur un fait majeur de l’ère Blanquer qui en dit long sur sa vision des profs : le fameux article 1 de la loi Blanquer votée en juin 2019, qui vise à établir un devoir de réserve pour les professeurs. « Il y a dans cet article l’instauration retorse d’un délit d’opinion spécifique aux personnels de l’Education nationale ». Son intention est manifeste : « Il s’agit de suspendre une épée de Damoclès au-dessus de la tête des profs en vue de les inciter à l’autocensure (…). Singulier monde orwellien que celui de Jean-Michel Blanquer, où la confiance signifie la méfiance, où le respect est synonyme de docilité et où la liberté réside en ce qui la supprime ».

Or, rappelle Benmouffok, les obligations des enseignants sont déjà très précisément décrites par la loi de 1983 qui vaut pour tous les fonctionnaires : ils sont tenus au secret professionnel, ont une obligation de neutralité, mais n’ont aucun devoir de réserve, ils ont par exemple le droit d’exprimer publiquement leurs opinions, notamment politique, en dehors de leur cadre de travail, ou encore de s’exprimer sur les politiques éducatives. « Leur liberté d’opinion est même essentielle, constitutive de leur métier. (…) Tel est le triptyque du métier de professeur, des écoles à l’université : sécurité, liberté et responsabilité. L’une ne peut aller sans les deux autres. Elles ne sont pas antinomiques mais se renforcent mutuellement. Or toute l’action politique de Jean-Michel Blanquer vient mettre à mal cet équilibre en les opposant. Le premier article de sa loi entendait ainsi réduire la liberté de parole des enseignants au nom d’une responsabilité mal formulée. Il s’agit d’une méprise complète sur le sens du métier de professeur ».

Le fiasco Blanquer, de Saïd Benmouffok, éd. Les Petits Matins

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N.B. : je cesse ici ma recension du livre, mon billet est assez long comme ça, mais Benmouffok aborde d’autres sujets intéressants, notamment le scientisme de Blanquer, qualifié de neurobéat, ou sa vision de la laïcité, « autoritaire » et « agressive ». A lire...

Et pour ceux qui souhaitent approfondir les divers thèmes évoqués par Benmouffok et relatés dans ce billet, il est possible de taper "Blanquer" dans la barre de recherche de ce blog, on tombera sur tous les posts concernant le ministre depuis 3 ans 1/2 : beaucoup des dossiers en question y sont détaillés… C'est .