L’école vient de vivre une semaine ubuesque, une de plus en cette année 2020. Entre impréparation, improvisation et injonctions contradictoires, les enseignants ont assisté atterrés à la grande virevolte de la rentrée du lundi 2 novembre.
L'école, observatoire des aberrations
Il y a ces profs, nombreux, qui sont contents de reprendre, de se retrouver face à leurs élèves, beaucoup redoutaient le retour de l’école à distance du précédent confinement ; quelques-uns ne voulaient pas reprendre, leur ras-le-bol emporte tout ; il y a ceux enfin, fatalistes, qui disent qu’on ira travailler bien sûr, on s’adaptera bien, forcés, après tout on a l’habitude ces derniers mois. L’inquiétude est un point commun à beaucoup, la situation sanitaire est loin d’être rassurante et le protocole pseudo-« renforcé » frise le ridicule ; la colère est générale, les profs ont très majoritairement le sentiment d’être des pions sur le plateau d’un jeu dont les règles s’écrivent au fur et à mesure.
C’est que, depuis des semaines, l’école est bien placée pour observer l’incurie sanitaire. Depuis la rentrée, on y assiste au grand n’importe quoi des procédures à géométrie variable, modifiées dans le seul but de ne pas fermer de classes, des changements de définitions arrangeantes selon les situations, des injonctions contradictoires entre ARS, rectorats et ministère, des sous-estimations officielles destinées à parader sur plateaux TV sur l’air de madame la Marquise. En quelques jours à peine, parce que la rentrée avait été mal préparée et la deuxième vague naissante nettement sous-évaluée, la stratégie ministérielle volait en éclat, les élèves n’étaient plus testés, les cas contacts n’en étaient plus, tout ce petit monde continuait à vivre ensemble, le traçage et l’isolement semblaient de vieux souvenirs balayés sous le tapis d’une gestion au doigt mouillé.
Autant dire qu’on n’a pas franchement été surpris de l’échec de la stratégie « tester, tracer, isoler » au niveau national. Ce que vivait l'école, en première ligne pour constater les manquements, égarements et aberrations, il semblerait bien que toute la société le vécût au même moment.
L’école, cette variable d'ajustement
Revoici donc le confinement, un confinement Canada-dry qui laisse les écoles ouvertes, mais aussi les collèges et les lycées, ce qui est plus discutable. L’argument est double : les enfants ne sont pas très contaminants (on y revient dans quelques instants) ; la scolarisation, c’est primordial (ce n’est pas nous, enseignants, qui allons dire le contraire, hein).
Mais comme d’habitude, le véritable argument reste dans l’ombre, tabou, il ne faut surtout pas dire que l’école doit rester ouverte pour que les parents puissent travailler (ou pas) et que l’économie ait une chance de s’en sortir (ou pas). Rien ne dit certes que les profs accueilleraient l’argument avec le sourire, mais ils l’accepteraient à coup sûr un peu mieux si l’exécutif avait la conviction profonde du rôle décisif et primordial de l’école et des enseignants dans la santé économique du pays. Ce qui est loin d’être le cas, si l’on se réfère aux propos du Président Macron lui-même, ou encore à ceux de ce cabinet ministériel, mettant sur le même plan associations sportives et écoles, ces « modes de garde » destinés « à soulager les familles ».
La fin de semaine a été particulièrement agitée, entre l’annonce du confinement mercredi soir et la parution officielle du protocole sanitaire vendredi soir, les profs et surtout les personnels de direction ont vécu au gré des annonces successives : rentrée lundi à 10 h 00 pour pouvoir se concerter avant sur l’hommage à Samuel Paty, hypothèse ministérielle d’une rentrée mardi pour mettre en place le protocole sanitaire, et finalement, rentrée lundi à 8 h 30 comme d’hab, tout ça pour ça. Dans l’affaire l’hommage à Samuel Paty est sacrifié sur l’autel de l’impératif sécuritaire (reste une minute de silence sans préparation des élèves), et les directions d’école et d’établissement ont toutes dû faire le double, le triple de travail pour préparer la rentrée in extremis, mettre en place les plannings et les protocoles, et envoyer aux parents des mails invalidant les précédents, au gré des retournements ministériels.
On doit penser au ministère que les enseignants ne bossent pas pendant les vacances, et qu'organiser une rentrée comme celle-là se fait en un claquement de doigt. Pire, ce modus operandi enracine de telles croyances dans l'opinion publique, qui ne voit pas tout ce qui se joue en coulisse pour que les enfants puissent travailler dans les meilleures conditions lundi.
Le protocole existe déjà, il prévoit l’accueil partiel des élèves…
Jeudi 29 octobre, quelques heures avant la parution du nouveau protocole sanitaire, le ministre Blanquer déclarait sur le plateau des 4 vérités de France 2 que la rentrée allait « s’organiser selon les termes définis par le protocole » établi avec le Haut Conseil de la Santé Publique en juillet : « Depuis la rentrée et jusqu’à aujourd’hui on était dans le protocole 1, maintenant on passe dans le protocole 2, qui signifie des mesures renforcées ».
Mais ses propos, destinés à laisser penser que tout est sous contrôle, cachent un non-dit majeur, confirmé dès parution du protocole : le scénario « protocole2 » auquel JMB fait allusion est en réalité l'hypothèse 1 du plan de continuité et repose essentiellement sur l’accueil partiel des élèves et le dédoublement des groupes classe. En clair, les élèves ne sont accueillis à l’école qu’à mi-temps, en demi-groupe, comme ce fut le cas lors du déconfinement, le 11 mai dernier. Mais aujourd’hui, plus question de laisser la moitié des élèves à la maison en alternance, le protocole du 29 octobre insiste au contraire en gras sur le fait que « le principe est celui d’un accueil de tous les élèves, à tous les niveaux et sur l’ensemble du temps scolaire ». Le ministère n’applique donc même pas son propre protocole mais s’en vante cependant : un manquement doublé d’un mensonge. Par ailleurs, la situation sanitaire actuelle semble franchement plus correspondre à l’hypothèse 2 dudit protocole, laquelle prévoit une fermeture simple et nette des écoles et le travail à distance… A quoi bon faire un protocole censé couvrir toutes les éventualités, toutes les évolutions possibles de la pandémie, si on ne l’applique pas selon les modalités qu’il prévoit ?
Mesures « renforcées », vraiment ?
En quoi consiste le « renforcement » des mesures sanitaires, alors ? Essentiellement de la poudre aux yeux, des « grands principes » déjà à l’œuvre ou impossible à mettre en place :
- le lavage des mains : se fait déjà, pour le respecter c’est pas mal de temps perdu (avant et après chaque récré, avec 10 robinets pour 300 élèves, un bonheur), on utilise donc souvent du gel hydroalcoolique, si on a la chance d’en être pourvu en quantité suffisante par la commune ;
- la ventilation des classes et autres locaux : bon, ben il faut ouvrir les fenêtres, quoi. Ce qu’on fait déjà tous dans nos classes plusieurs fois par jour. Si on a des fenêtres qui s’ouvrent, ce qui n’est pas le cas partout. A titre de comparaison, pour financer des purificateurs d’air dans les classes, l’Allemagne a débloqué 500 millions d’euros…
- la limitation du brassage ; là où ce n’est plus le cas, il faudra de nouveau échelonner les arrivées, les sorties, les récrés (qui peuvent être remplacées par des temps de pause en classe, fenêtres ouvertes donc…), en espérant que toutes ces précautions ne seront pas réduites à néant lors de la pause méridienne, faire déjeuner des centaines d’enfants sans brassage est parfois complexe ; [anecdote : la couverture du protocole donne à voir une jolie classe de 5 élèves, forcément la distanciation est plus facile dans ces conditions, ça a bien fait rire les profs].
- le nettoyage et la désinfection des locaux et matériels : le nettoyage des sols, tables, bureaux se fera une fois par jour, les surfaces les plus fréquemment touchées (poignées de porte, de fenêtre) plusieurs fois par jour ; dans mon école, avec de telles contraintes entrainant une surcharge de travail sans personnel supplémentaire, une « dame de service » est en arrêt pour sciatique, une autre n’est pas sûre de reprendre lundi, il ne reste qu’un poste ½ pour s’occuper d’une vingtaine de salles : si on n’embauche pas du monde rapidement, il sera impossible de désinfecter correctement les écoles (mais si le ministre veut passer donner un coup de chiffon…).
- enfin le port du masque est étendu aux élèves de plus de 6 ans ; cette mesure divise tout le monde, les enseignants, les parents, les élus, personne ne sait au juste si cela est positif (faisable ?) à long terme. Une chose est sûre, si on estime cette mesure utile, on aurait logiquement dû la mettre en place plus tôt (certains pays le font déjà, l’OMS le recommande « en cas de transmission intense dans la zone où réside l’enfant »). Mais le ministre, de son propre aveu, s’appuie souvent sur les recommandations de la Société française de pédiatrie, laquelle disait à la veille de la rentrée « il y a un consensus sur le fait que les enfants, et en particulier ceux de moins de 10 ans, ne contribuent pas significativement à la transmission de Covid-19 », et affirme aujourd’hui que le port du masque « est une mesure importante à prendre pour protéger enseignants et enfants ».
Le pari de la faible contagiosité des enfants
L'ouverture des écoles repose sur un présupposé décisif : les enfants ne sont pas aussi contaminants que les adultes et ne participent donc pas beaucoup à la circulation du virus. Sauf que, si cette position légitime l’ouverture des écoles primaires, elle serait presque de nature à invalider celle des collèges et encore plus des lycées, les adolescents étant d’autant plus contaminants qu’ils avancent en âge.
Par ailleurs, le doute scientifique subsiste et rien n’est tranché, s’agissant du rôle des écoles dans la chaine de contamination du virus. Au-delà du fait de protéger les élèves et le personnel enseignant, ce qui peut être un but en soi, il s’agit bien aujourd’hui de stopper la dynamique épidémique.
Pour Arnaud Fontanet, épidémiologiste et membre du Conseil scientifique interrogé par Libération, les enfants pourraient bien ramener le virus à la maison, mais les scientifiques manquant de données sur ce sujet, il est nécessaire « de bien suivre l’évolution de la situation dans les écoles en période de forte circulation du virus comme en ce moment » (article de Libération). Directeur de recherche au CNRS, Samuel Alizon abonde et regrette le manque de moyens : « Au début, les données disponibles étaient surtout cliniques (…) et suggéraient une faible infectiosité des enfants. Depuis septembre, on a plus de données de suivi épidémiologique qui nous donnent une autre vision. Malheureusement, on manque de financements pour de telles études de transmission en milieu scolaire ou au sein des familles en France ».
Hélène Rossinot, médecin spécialiste de santé publique : « Les premières études qui sont sorties ont dit que les enfants n'étaient pas contagieux. Mais il y avait deux énormes biais : premièrement, l'une de ces études était réalisée sur un territoire français où le virus circulait très faiblement, voire pas du tout, et deuxièmement, la grande majorité des études internationales sorties en juillet ont été réalisées alors que les écoles étaient fermées. A partir d'août, on a pu parcourir des études qui ont été faites sur des endroits où le virus circulait et où les écoles étaient ouvertes. Et là, on s'est aperçu que les enfants jouaient un rôle dans la propagation du virus. Ils sont moins contagieux que les adultes et ont des formes peu ou pas symptomatiques. Mais moins, ça ne veut pas dire "pas". Si on parle de dix enfants, "moins", ce n'est pas très grave. Si on parle de tous les enfants d'un pays, "moins", ça signifie beaucoup. Ils ne sont pas protégés non plus : on ne sait pas le nombre exact d'enfants contaminés, et il est très largement sous-estimé. Et pourtant, on ne ferme plus les classes quand un enfant est infecté, et les enfants ne sont plus considérés comme cas contact ni isolés, ce qui est une énorme bêtise ».
A méditer.
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