Lundi 11 mai, un masque sur le visage, je serai donc dans mon école pour préparer le retour de mes premiers élèves. Mais pour reprendre quoi, au fait ?
Reprendre ? On n’a pas arrêté, merci bien !
Dès l’annonce de la réouverture des écoles, de nombreux professeurs ont exprimé leur surprise et leur désaccord, pointant les failles sanitaires inévitables d’une telle reprise et exprimant leur inquiétude de devoir enseigner dans de telles conditions. Haro sur le baudet, illico, sur les réseaux sociaux ou sur les plateaux poubelle des chaines info, les profs se faisaient lyncher, accusés là de « désertion », ici de ne pas assurer la continuité du service public (merci Laurent Joffrin pour l’édito), de ne pas participer à l’effort national, contrairement aux soignants, un parallèle vite devenu un nouveau point Godwin.
Derrière ce flot de reproches, souvent venus de personnes éloignées de la réalité de l’école et du métier d’enseignant (peu de parents d’enfants scolarisés, dans le lot), deux visions erronées : 1. Il est temps que les profs reprennent le boulot, depuis deux mois ils sont aux fraises. 2. L’école qui va rouvrir, c’est mieux que ce qui est proposé depuis le 16 mars.
A tous ces cuistres et ignorants à grande bouche, à tous ceux qui préfèrent pointer les profs plutôt que de reconnaitre qu’ils voient leur propre intérêt avant tout, on redit : les profs n’ont jamais arrêté de travailler durant tout le confinement, passant souvent davantage de temps encore dans la préparation de la classe à la maison et le suivi de millions d’élèves, avec tous les défauts et les manques de cette école de remplacement, souvent ils avaient de surcroit leurs propres enfants à gérer, beaucoup ont continué pendant les vacances de Pâques, pour ne pas lâcher leurs élèves, pour ceux qui le voulaient, en avaient besoin. Enfin, et surtout : l’accusation est un crachat à la face des quelques 20 000 profs qui ont accueilli les enfants de soignants pendant deux mois dans les écoles. Autant que d’autres, nous pouvons revendiquer la continuité du service public.
Quant à l’inquiétude de devoir aller travailler dans une classe, parfois en utilisant les transports publics, et donc de d’exposer à des risques accrus de contamination, on ne devrait pas avoir à la justifier : l’exposition au danger sanitaire ne fait pas partie de notre métier. A ceux qui ne comprennent toujours pas, on dira d’aller demander aux 60 % de parents qui ne veulent pas remettre leur enfant à l’école leurs raisons, puis au Conseil scientifique pourquoi il préconisait de ne pas rouvrir les écoles. Si ça ne suffit toujours pas, on les renverra aux diverses modélisations (Inserm / Sorbonne, Public Health Expertise…) qui évoquent « une seconde vague très probable si les écoles rouvrent ».
Et ce n’est pas notre bon ministre qui va rassurer les enseignants inquiets. Alors que la question du test des profs avait été évoquée, à l’instar des pays voisins, JM Blanquer a répondu mercredi 6 mai aux députés : « Il n’y a pas pénurie de tests mais il ne faut pas les gâcher ». Le dépistage des profs, du gâchis, on le note. Le suivi médical des profs sera confié à la médecine de prévention de l’EN, cette bonne blague, avec 1 médecin pour 16 000 profs ça va être sympa, quant au gel et aux lingettes désinfectantes, le ministre « pense que les stocks ont pu se préparer » dans les communes. Il pense.
Une semaine pour se préparer…
A la base, moi, je n’étais pas totalement contre une réouverture : j’ai comme l’impression qu’il faut qu’on s’habitue à vivre avec le virus, jusqu’à ce que la bave de lama nous en sauve pour de bon, et en attendant il faut bien que l’activité économique reprenne quand même –l’économie ce n’est pas que des actionnaires cigare au bec, hein, ce sont des emplois, des revenus qui conditionnent l’équilibre précaire de beaucoup de foyers – sinon, ça va collapser sévère et au fond de moi j’ai toujours cette peur que « La route » de Cormac Mac Carthy soit en réalité un documentaire.
Donc, pourquoi pas. Mais pas si tôt, et pas comme ça !
Depuis l’annonce du président Macron le 13 avril, il y aura eu 4 semaines pour préparer la réouverture des écoles. Pendant deux semaines, la cacophonie a été totale, les prises de parole du ministre Blanquer entrant en collision avec celles du premier ministre, du président, ordre, contrordre, désordre. Le protocole sanitaire censé guider la réouverture et le fonctionnement des écoles a été publié au bout de trois semaines, dimanche 3 mai dans l’après-midi, ne laissant que 4 jours ouvrables pour arrêter et mettre en place une organisation !
Dans l’attente de ce protocole et sur la seule base des déclarations à géométrie variable de l’exécutif, les rectorats, les inspections, les directions d’école, se sont trouvés dans l’impossibilité de se projeter et de se mettre vraiment au travail. Pendant trois semaines les scénarios esquissés localement ont été détricotés au gré des conférences de presse qui rebattaient les cartes tous les deux jours.
Une situation qui a fait écrire à des centaines de maires que la réouverture des écoles n’était pas possible et demander son report, des dizaines décidant même de ne pas rouvrir dans ces conditions. On comprend qu’ils l’aient mauvaise : alors qu’elles sont les premières concernées par une réouverture des écoles qu’elles gèrent, les communes ont longtemps attendu d’être consultées. Le ministre a beau jeu de déclarer qu’il y aura beaucoup de « souplesse locale » : une semaine aux mairies pour tout organiser, il faut en effet une souplesse de contorsionniste. Quant aux directeurs d'école, clé de voute de l'édifice, il est bien loin le temps où le ministère disait avoir pris en compte la parole post-Christine Renon...
JM Blanquer, très épargné depuis son arrivée, est désormais sévèrement critiqué : la presse parle « d’une crise qui ne réussit pas à l’hyperactif ministre » (ici), « d’un ministre régulièrement à contretemps depuis le début de la crise », un collègue du gouvernement dit de lui qu’« il a merdé, on ne peut pas annoncer des trucs pas calés », qu’« il parle pour le plaisir d’exister » (là), "l’Elysée et Matignon trouvent qu’il n’est pas précis et lui reprochent de trop parler, en ouvrant des portes qu’il n’a pas à ouvrir" (encore ici).
Avant la crise, nous avions un ministre très injonctif, n’écoutant pas le terrain et désireux de contrôler le travail et la parole enseignante. Le pilotage était autoritaire, ultra-vertical, l’immiscion pédagogique continuelle. Avec le confinement et la gestion par temps de crise, celle qui dit la valeur des hommes, le pilotage autoritaire s’est transformé en pilotage au doigt mouillé, l’intrusion pédagogique en vide sidéral. Seul point commun : l’incapacité à écouter et la déconnexion du terrain.
… mais se préparer à quoi ?
Le souci, c’est que sur ce sujet le gouvernement et le ministre n’ont pas joué franc jeu. Ils auraient pu annoncer clairement, comme le dit P. Watrelot sur son blog : « "Enseignants, on a besoin de vous pour que l’activité reprenne, pour que l’économie ne s’effondre pas, il faut donc accueillir les enfants à l’école. Vous ferez du mieux que vous pouvez pour instruire. En échange nous vous garantissons ainsi qu’aux enfants la sécurité sanitaire", plutôt que de s’abriter derrière un argument social qui trouve vite ses limites ». Rouvrir les écoles, à écouter le ministre, est une nécessité sociale visant notamment les élèves décrocheurs. Or, les sondages et la réalité du terrain concordent parfaitement sur ce sujet : ce sont précisément les familles les plus modestes socialement, chez qui on trouve ces élèves, qui veulent le moins remettre leurs enfants à l’école.
Et puis, il y a un non-dit majeur, dans la communication du gouvernement. Puisque les profs seront dans leur classe avec quelques élèves, qui donc va assurer l’enseignement à distance des autres élèves, la majorité restée à la maison ? Devant l’impossibilité pour les enseignants de faire double journée de classe, présentielle et distancielle, certaines inspections ont annoncé que la continuité pédagogique s’arrêterait pour les élèves non volontaires pour revenir à l’école. Ailleurs, on cherche à s’organiser pour limiter la casse et parvenir malgré tout à proposer du distanciel, même amoindri. Une chose est sûre : l’offre pédagogique sera sensiblement dégradée à partir du 11 mai, ce qui s’annonce sera en-dessous de ce qui est en place depuis deux mois, même imparfait. En prétendant lutter contre les inégalités mais en taisant les conditions réelles et les conséquences de la reprise des cours en présentiel, on valide de fait une inégalité plus grande encore. Ce mensonge par omission est loin d’être anodin, les parents d’élèves n’ont pas été informés, et comme d’habitude ce sont les enseignants, sur le terrain, qui doivent gérer les conséquences.
De tout ceci il n’a bien sûr pas été question lors de la rutilante opération de communication du président Macron, flanqué du ministre Blanquer, en visite dans une école de Poissy afin de montrer un exemple de l’école du 11 mai. Dans cette séquence couvée par des journalistes complaisants, ce n’est pas ce qui est donné à voir qui compte, mais ce qui fuit par les interstices (protocole sanitaire invalide : gestes barrières et distances non respectés, ministre se touchant le visage après le masque, élève se levant et touchant un autre ou un livre, masques mal mis voire enlevés…), et surtout ce qui est absent (les autres élèves, le mobilier enlevé…).
On me dira que la situation est inédite, que les gouvernants font ce qu’ils peuvent, mieux que d’autres peut-être ne l’auraient fait.
En pleine rédaction de ce billet, j’ai reçu comme tous les habitants de la ville où je vis et où sont scolarisés mes enfants, un courrier du maire. Ce dernier, après avoir réuni et longuement écouté les enseignants, les associations de parents, les agents communaux concernés, en présence de l’IEN, a fait part des interrogations et des inquiétudes de tous compte tenu du délai restant et des conditions à respecter, au Préfet et au Dasen, avant de décider de reporter l’ouverture des écoles à la fin du mois de mai, ses questions étant restées sans réponse. Le maire évoque notamment un protocole sanitaire très difficile à mettre en œuvre et inadapté aux maternelles, les conditions pratiques et matérielles très complexes à mettre en place pour la mairie, la nécessité de tester les agents et les enfants qui viendraient à l’école, l’impossibilité de maintenir un enseignement équivalent en présentiel et en distanciel, les inégalités creusées…
Comme on le voit, quand un élu consulte, écoute, regarde la réalité sans filtre, il tombe vite sur les bonnes questions.
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