Après une dizaine de jours de grève, dont plusieurs dans l’Éducation nationale, on attendait avec impatience les annonces de l’exécutif cette semaine, concernant la réforme des retraites.
On dirait volontiers qu’on a été déçu, mais ce n’est même pas le cas, tant il n’y a finalement rien de neuf, tout ce qu’on craignait avait été annoncé ces derniers temps. Ah si. L’âge pivot s’appliquerait en 2027 et pas en 2025. Et ceux nés avant le 1er janvier 1975 ne sont plus concernés par cette réforme.
Ca tombe bien, je suis né en 1974. Ouf ! Voilà, c’est tout pour moi, fini messieurs dames ! Je vais enfin pouvoir respirer, ma retraite est sauvée, au diable les autres, et surtout, au diable l’école, qui elle est tout sauf sauvée, mais ça, on s’en fout, non ?
Des cacahouètes pour les enseignants
On le répètera autant de fois qu’il le faudra : les enseignants seront les grands perdants de la réforme des retraites qui se profile, puisque une carrière entière de salaire peu élevé (comme le montrent tous les indicateurs et comparaisons internationales) conditionnera leur pension, à peine rehaussée par la prise en compte du plus faible taux de primes de la fonction publique.
De deux choses l’une, si l’on veut vraiment que les profs ne soient les sacrifiés de la réforme : soit on apporte quelques substantielles compensations paramétriques à la future retraite des enseignants, soit on les augmente avant (et pas qu’un peu), en prévision du terrible manque à gagner qui les attend.
Sur ce sujet, deux lignes de communication se chevauchent, au gouvernement : d’un côté il y a les promesses (un coup le ministre Blanquer, un coup le 1er ministre), on va augmenter les rémunérations, ne vous inquiétez pas, et de l'autre il y a les fins de non-recevoir (le président Macron à Rodez), augmenter les profs, vous n’y pensez pas, ça coute bien trop cher, ils sont trop nombreux et ce sont vos impôts, hein.
Difficile d’y voir clair et surtout difficile d’y croire.
Ces derniers temps, le ministre a évoqué le montant de 400 millions d’euros par an consacrés à la revalorisation des profs. On a fait croire que ces 400 millions constituaient une énorme somme (le quidam devant sa télé : ouaaah 400 patates, la vache les privilégiés !), que cela suffirait à compenser les futures retraites : en réalité cela équivaut à une trentaine d’euros par mois par prof… Pendant ce temps-là, le SNU, cette lubie du président, coutera entre 2,4 et 3 milliards d’euros par an (et même jusqu’à 5,4 milliards au départ, d’après un rapport peu apprécié par l'Élysée). Tout est question de choix, quand on gouverne.
Cette semaine, le gouvernement et le ministre ont arrêté de donner des chiffres concernant les enseignants, pour se contenter de répéter à l’envi que le niveau des pensions des profs resterait inchangé et que leur retraite serait « du même ordre que celles de la catégorie A de la fonction publique ».
Là, on se dit qu’il va falloir sortir les biffetons, pour nous aligner sur des catégories A très sensiblement mieux payées que nous ! Chouette ! Mais non, pas du tout : la revalorisation consistera essentiellement en primes, a précisé le ministre Blanquer, ces primes seront conditionnées à des "missions" et elles n’intéresseront pas les profs non concernés par la réforme des retraites (ceux d’avant 1975, vous suivez ?).
Donc, on comprend au final : soit on n’est pas concerné par la réforme et on ne sera pas revalorisés (donc, on reste les boloss de l’OCDE), soit on est concerné par la réforme, on a des primes sous condition mais elles ne suffiront jamais à compenser la perte de pension (et on est les gros lésés de l’affaire). Et, cerise sur le gâteau, à l’occasion de ce grand micmac se profile une « redéfinition du métier d’enseignant » chargée de menaces…
Voilà pour les profs, fermez les bans.
L’école de demain sacrifiée
Il faut, ici, dire un mot au contradicteur agacé, car plutôt anti-prof et passablement énervé de constater que les enseignants se mobilisent surtout pour leur pomme.
C’est être de courte vue.
Bien sûr, je suis inquiet pour les années à venir. Imaginez, si je suis de 1974 et moins j’apprends que mon salaire est appelé à stagner (donc mon pouvoir d’achat à continuer de baisser) ; si je suis de 1975 et plus j’apprends que ma retraite est une peau de chagrin.
Mais il s’agit de bien davantage que cela. Je sais, dans les deux cas, que mon métier part à vau-l’eau. Conditions de travail de plus en plus mauvaises, pression administrative accentuée, injonctions hiérarchiques abêtissantes, enseignants poussés à bout et esseulés, parents de plus en plus procéduriers, prescriptions ministérielles infantilisantes (déni de professionnalisme inclus), défiance et surveillance en haut-lieu, restriction du droit d’expression et bâillon (sinon sanction) préconisé, bref, j’assiste ébahi à l’émiettement de mon métier, avec pour conséquence, les jeunes ne sont pas fous, une désaffection de la profession qui va s’accélérant : qui voudrait d’un métier déconsidéré et mal payé, où la principale et dernière compensation (les vacances) est vue comme un privilège injustifié par bon nombre de français ?
On me rétorquera que tout ceci ne se voit qu’une fois à l’intérieur, ne se sait qu’une fois investi (engagez-vous, qu’ils disaient). Il faut croire que non : les concours de prof sont désertés, on ne trouve plus de candidat pour venir préparer l’avenir de ce pays.
Et bien, à ceci, ajoutez dorénavant cela : le jeune qui hésite encore – il a la fibre, la vocation comme disaient les anciens – le jeune qui s’est inscrit au concours mais qui ne sait pas encore s’il va « y aller » (il sait déjà à peu près ce qui l’attend, parce qu’il s’intéresse à la chose) ; il est devant sa télé et entend sur toutes les chaines, H24, que le concours qu’il s’apprête à passer va faire de lui « un des grands perdants de la réforme des retraites ».
Vous pensez qu’il va se présenter au concours, le jour J ?
La conséquence de cette désaffection des concours de l’enseignement, on la connait : niveau global des candidats en baisse, reçus rattrapés par la peau des fesses, admis dans certaines académies à 4 ou 5 / 20 de moyenne. Pensez-vous qu’il s’agisse là des meilleurs ? Croyez-vous que cela n’aura aucun impact sur les élèves auxquels ils enseigneront ?
La spirale est infernale : on se coupe des meilleurs, et même de leurs suivants, on recrute a minima, on forme mal ces stagiaires (gros sujet, la formation...), jeunes profs on les envoie dans les endroits les plus difficiles, et on voudrait avec ça que les élèves progressent et que les inégalités se réduisent. Pour couronner le tout, on recrute à la va-vite des contractuels non formés pour combler les trous. Tous les trois ans, PISA vient nous dire comme le système français produit des élèves moyens et renforce les inégalités ; entretemps l’opinion publique n’en peut plus de se plaindre de la baisse du niveau, ah la la, ces jeunes d’aujourd’hui, vraiment, je vous jure.
Voilà ce que cache cette réforme des retraites pour les enseignants : un immense sinistre de l’école de demain, tranquillement préparé à Matignon et validé rue de Grenelle.
Parce que je vis aujourd’hui les prémices de cette gabegie, je ne supporte plus de voir, d’entendre ceux qui nous dirigent ne rien faire pour enrayer le mouvement – et même faire ce qu’il faut pour l’accélérer.
Mardi 17 décembre, donc, je ferai mon quatrième jour de grève, en essayant de ne pas penser au moment où ces jours seront débités de mon salaire. Je ferai grève, même pas pour moi directement (puisque je vous dis que je suis né en 1974) mais pour mes collègues, pour mon métier, pour l’école tout entière.
PS1 : allez, à ceux qui pensent comme moi que, nés en 1974, ils échappent au pire, on va quand même dire la vérité. En fait, vous serez vraisemblablement impacté car il y a une deuxième condition : partir avant 2037 à la retraite, donc à 62 ans. Ceux qui continueront après 2037 pour, par exemple, ne pas subir trop de décote (parmi les 1974 qui sont profs, je suis curieux de savoir qui aura fait ses 42 années à 62 ans...) vont entrer pour partie dans le nouveau régime universel : "Ceux qui partiront à partir de 2037 auront, comme les autres fonctionnaires, une fraction de leur pension correspondant à la durée de l’activité professionnelle exercée avant 2025, calculée avec les règles actuelles ; et une seconde fraction de leur pension calculée en points avec les règles du système universel, à partir de 2025. La part de la pension calculée avec les nouvelles règles augmentera donc progressivement : pour la première génération concernée qui partira à partir de 2037, elle représentera moins d’un tiers de la pension totale". C'est à lire ici, sur le site du ministère... Oups.
PS2 : à ceux qui pensent que les salariés du privé ne se sentent pas concernés par la grève, ce petit message (lire les commentaires).
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