Portrait-robot d’un instit sanctionnable

Apt2 stairway2 by J Hikka / creative commons

"Je suis enseignant depuis pas mal d’années déjà. Loin d’être un débutant, plus loin encore de la retraite, en somme au cœur de mon métier. Un métier que j’aime profondément, qui m’épanouit – j’ai de la chance, je sais voir le bon côté des choses, faire fi du mauvais, regarder toujours en direction du soleil, même sous les nuages.

Je me considère comme un artisan. Ma formation m’a donné le bagage minimum, le reste était à cueillir en classe, à faire fructifier dans mon "atelier". J’y conçois mes outils, peaufine mes techniques, polis mes stratégies d’apprentissage, à partir de l’existant bien entendu, je ne prétends pas inventer tout ex nihilo. Je suis un pragmatique : outils, techniques, stratégies passent au révélateur de la classe, je laisse de côté les outils inefficaces, j’amende les techniques efficientes, peaufine les stratégies imparfaites. Surtout, je les adapte toutes aux élèves : chaque année est différente, chaque enfant est différent, chacun a son rythme, sa cinétique. Il est important que la classe avance de concert, qu’un la commun donne le ton, mais il faut nécessairement aménager les modalités d’apprentissage pour ne perdre personne en route. A l’IUFM le prof de français avait gravé cette maxime en nous : « liberté de moyens, obligation de résultat ».

Lire

J’ai attendu des années avant de prendre un CP, considérant qu’il me fallait m’aguerrir avant d’apprendre à lire, à écrire, à calculer (et non compter, pour cela les doigts ou une comptine suffisent). Je devais d’abord maitriser un groupe, en percevoir l’hétérogénéité, savoir la gérer au quotidien, comprendre les ressorts qui sous-tendent chaque apprentissage, chaque blocage. On n’arrive jamais au bout de cette recherche, mais j’ai désormais quelques éléments de réponse, mis le doigt sur des invariants, des récurrences.

Le CP m’a tout de suite plu, en raison même de cette variété de profils à prendre en compte et à mener à bon port, en un an. Après plusieurs années dans la même école, j’ai la confiance des parents, et même leur faveur. Nous discutons souvent, je n’ai pas de souci pour accueillir leurs angoisses, leurs questionnements, il m’arrive à l’occasion de parler avec eux pédagogie, sans gêne aucune, je puis tout à fait dire où je vais, comment je compte y aller et pourquoi (c’est cela, la pédagogie, rien d’autre). Jusqu’ici j’ai l’heur de plaire aussi à ma hiérarchie, mes inspections sont excellentes, ma note également.

L’année dernière, au printemps, ont paru au B.O. une série de circulaires et un guide pour l’enseignement de la lecture au CP. Dans les circulaires j’ai découvert avec étonnement qu’il fallait faire des dictées, du calcul mental, de la grammaire en suivant une progression logique : toutes choses que je fais déjà, que mes collègues font déjà, que nous avons toujours faites. Dans le guide orange pour la lecture, j’ai découvert qu’il me faudrait désormais suivre une méthode d’apprentissage de la lecture sensiblement différente de la mienne, qu’on m’invitait à mots couverts à utiliser un manuel de lecture en particulier, qu’il me fallait avancer à une certaine vitesse, obéir à un rythme précis, presque semaine par semaine.

Je me suis dit que c’était étrange, cette vision univoque de l’apprentissage, cette façon de fixer une unique voie, un rythme un seul, comme si les élèves étaient réductibles à un apprenant moyen, simple et uniforme. D’autant que, comme je me tiens au courant et que je lis des ouvrages de pédagogie, je sais que cette vision n’en est qu’une, qu’il en existe d’autres, tout aussi recevables (une vaste littérature, même !). Surtout, j’ai trouvé dommage qu’on me dise comment faire mon métier alors même que je le fais correctement, même si c’est d’une autre manière.

Je me suis dit que ce n’était qu’un guide et des circulaires, que mon expérience valait bien quelques feuillets auxquels il ne fallait pas accorder trop d’importance. J’ai donc continué à travailler selon la méthode patiemment mise sur pied depuis des années.

Mais à la rentrée de septembre, un ou deux parents m’ont demandé de me positionner sur ce fameux guide, ils voulaient savoir si je le suivais, et pourquoi non, si je comptais faire des dictées et du calcul mental cette année. C’est la première fois que j’étais ainsi mis sur le gril, qu’on me brandissait des circulaires ministérielles en pleine réunion de début d’année ; les autres parents, qui me connaissaient de réputation ou avaient eu leur ainé dans ma classe, ont répondu à ma place. Qu’il n’y avait aucun souci à se faire.

Cette année, sur des consignes du DASEN, les inspections de l’Académie ont mis en place des formations spécifiques relatives au guide et aux circulaires en question. Tout est fait pour qu’on s’y conforme, parfois de manière insistante. Je me demande jusqu’à quand je pourrai continuer à suivre mon chemin sans m’exposer aux reproches de  ma hiérarchie, et qui sait, aux sanctions.

Évaluer

Depuis cette année, nous devons également évaluer nos élèves de CP, tous autant que nous sommes, au même moment, en France. Oh, les évaluer, mes élèves, je ne fais que cela tout le temps ! Il faut bien savoir où ils en sont, que diable, quand je les récupère sortant des diverses maternelles du quartier ! Il me faut bien savoir si leur apprentissage avance, durant l’année, et à quel rythme, et quelles sont leurs difficultés, afin que j’y remédie, que je personnalise le renforcement, que j’oriente les progressions ! Il faut bien que je valide les acquis, leur solidité, à divers moments de l’année, et pour chaque compétence visée, en lecture, en compréhension (« lire c’est comprendre, pas faire du bruit avec sa bouche », leur dis-je souvent), en écriture, en rédaction, en orthographe, en vocabulaire, en calcul… Bref, l’évaluation fait partie intégrante de mon travail, parce qu’il fait partie intégrante de tout apprentissage, voilà tout. De fait, je sais précisément où chacun de mes élèves en est, où il se situe dans les apprentissages, quels sont ses besoins.

J’avoue que, ceci étant posé, je ne voyais pas trop ce que les évaluations nationales allaient nous apporter, à mes élèves et moi. Maintenant que nous avons passé, comme on nous le demandait, les évaluations de début d’année puis celles intermédiaires de milieu d’année, je ne vois toujours pas ce qu’elles peuvent nous apporter. J’ai joué le jeu : respecté le temps imparti, lu les consignes telles que formulées, donné les passations convenues, corrigé comme demandé. Tant pis si les items étaient parfois hors-sol, peu adaptés à des élèves entrant en CP (leur demander en quelque sorte de savoir déjà ce qu’ils allaient apprendre…), tant pis si les consignes étaient tantôt trop simples, tantôt trop compliquées, tant pis si certaines étaient si biaisées qu’elles ne permettaient pas d’évaluer ce qu’elles prétendaient évaluer. J’ai fait ce qu’on me demandait.

On me dit que ces évaluations sont des outils destinés aux enseignants. On me dit aussi que l’enseignant et la reconnaissance de sa professionnalité sont au cœur de « l’école de la confiance ». Je ne vois pas l’intérêt de ces évaluations pour ma pratique professionnelle, ni pour la progression de mes élèves. Nous avons discuté, mes collègues et moi, longuement réfléchi, et arrêté une position commune, ayant un ressenti commun : nous ne ferons pas remonter les résultats de ces évaluations à notre hiérarchie. Puisqu’elles ne remplissent pas le rôle qu’elles sont censées avoir, qu’elles ne nous sont d’aucune utilité et en décalage avec ce qui se passe dans nos classes, nous ne voyons pas en quoi elles pourront être utiles au ministère. (Depuis, j’ai appris que, si le ministère veut avoir une idée précise du niveau des écoliers français, il existe d’autres méthodes, plus fiables, notamment sur échantillons).

Comme des dizaines d’autres collègues de notre Académie, nous avons depuis subi des pressions de notre hiérarchie, des menaces voilées, afin que les résultats remontent de nos classes d’où ils sont sortis sans sens, jusqu’au ministère où on se chargera de leur en donner. Pour refuser, encore, de jouer ce jeu de dupe, nous nous exposons à des sanctions.

S’exprimer

Je suis investi dans mon travail. Je réfléchis beaucoup, lis pas mal, échange fréquemment avec mes collègues ; toujours à l’affut de ce qui permettrait d’enrichir et de renouveler ma pratique, je communique fréquemment avec mes pairs sur les réseaux sociaux où j’ai découvert une vraie communauté d’enseignants qui cherchent à partager et découvrir sans cesse. A leur contact j’ai gagné en pertinence et en efficacité. Nous échangeons nos pratiques, mais aussi nos opinions. Je me tiens au courant des changements de programmes, bien sûr, et plus généralement de l'actualité de l'éducation. J'ai un avis, souvent, sur ce qui se joue, sur ce qui se dit. Je revendique, par mon expérience, mon professionnalisme et mon engagement, une forme d'expertise de terrain sur mon métier d'enseignant.

Je souhaite que le service public d’éducation fonctionne toujours mieux, et je pense que ce qui ne fonctionne pas doit être dit, non par volonté de nuire à l’institution, mais au contraire pour la faire avancer, dans le souci de le construire au quotidien, ce service public, car c’est mon quotidien.

Si j’exprime (pas à l’école, bien sûr !, mais sur les réseaux sociaux, dans une tribune, sur un blog…) mon désaccord avec une mesure, un article de loi, mon doute sur une circulaire, mon scepticisme quant à la politique éducative menée, peut-on m'accorder d'avoir un avis circonstancié ? Peut-on m'accorder d'avoir une opinion étayée, fondée sur des années d’expérience de terrain ? Peut-on m'accorder le droit de douter à haute voix, et même le droit de me tromper ? Peut-on m'accorder le droit de m'opposer, parce que j'ai l'intime conviction qu'on pourrait faire mieux, autrement ? Ou bien dois-je me résoudre, comme certains le souhaitent, au désaccord silencieux ? Dois-je accepter de ne plus participer au débat d’idées démocratique ? Dois-je être juste ce « fonctionnaire faisant fonctionner » qu’on me demande d’être, m’appliquer à appliquer ? Est-ce vraiment cela, enseigner ?

Que dois-je à mes élèves, à leurs parents ?

Mon métier change. Je dois obéir, ne plus réfléchir. Ne plus chercher la meilleure solution, la meilleure méthode, celle qui sera adaptée à mes élèves, à ma classe, à ma personnalité. Ce pourquoi j’ai choisi ce métier se délite, ma raison d’être instit s’étiole. Ma motivation vacille. Mon engagement fléchit. Mon bonheur d’enseigner s’éteint".

 

Ce portrait est fictif, il tente de décrire ceux et celles dont j’ai croisé le chemin ces derniers mois. Toute ressemblance avec des milliers de personnes existantes ne serait donc pas si étonnante que cela.

A lire :

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