Cette semaine on a beaucoup entendu parler d’école. Il y a eu le ministre Blanquer, bien sûr, toujours plus omniprésent dans les médias et plus que jamais chouchou des français et de l’Elysée. Il y a eu aussi Cédric Villani, notre médaille Fields à la Lavallière, qui présentait son rapport sur les maths à l’école.
L’accueil médiatique fait à ce rapport a été excellent, on peut en résumer le traitement comme suit : les petits français sont nuls en maths, confere les évaluations internationales et nationales, il faut vraiment faire quelque chose, heureusement le grand mathématicien Villani a planché sur la question et fait des propositions en s’inspirant notamment de ce qui se fait ailleurs, ah quand même cette méthode de Singapour il serait grand temps qu’on s’en inspire.
Sorti de cette trame, on ne semblait pas franchement interroger le rapport (à lire ici). Il faut dire qu’avec un nom comme Villani, est-ce vraiment la peine ? Que voulez-vous critiquer, au juste ?
Des mathématiciens démontent le rapport Villani
Il a fallu consulter les médias spécialisés pour trouver trace d’une critique circonstanciée, dans deux articles de Rémi Brissiaud et Roland Charnay dans le Café Pédagogique. Les instits connaissent bien Rémi Brissiaud, mathématicien, docteur en psychologie cognitive, universitaire, chercheur et auteur d’un manuel de maths pour l’école primaire devenu culte pour toute une génération d’enseignants (« J’apprends les maths », aka « Picbille »). Ils connaissent aussi Roland Charnay, agrégé de mathématiques, formateur et auteur des manuels « Cap maths » et « Ermel » également prisés. On est donc tout disposé à écouter ce que ces spécialistes de l’enseignement des maths à l’école primaire ont à dire.
Or, voici ce que disent Brissiaud et Charnay dans leurs articles : que les professeurs des écoles sont sous-représentés malgré la priorité affichée au primaire et qu'en plus les deux profs (sur 20 membres) en question sont d’un même courant mathématique ; que l’une d’eux a écrit une « méthode de Singapour Grande Section » qui « utilise un label usurpé parce que les pratiques pédagogiques qui y sont développées n’ont aucun équivalent à Singapour. Il ne faut pas hésiter à dire que le label "Singapour" est ici une véritable arnaque » ; et Brissiaud ajoute : « les deux méthodes mises en avant par le rapport sont celles élaborées par les deux professeurs des écoles faisant partie de la commission ! Aucun autre professeur des écoles impliqué dans des collections scolaires en maths, aucune autre méthode citée ou mise en avant » ; que la commission est ainsi orientée dans sa composition et dans ses choix, à mille lieux de l’ouverture intellectuelle dont elle se revendique, ainsi que le souligne Charnay : « La plupart des spécialistes français de la didactique des maths ont été soigneusement écartés des travaux de cette commission » ; que le rapport Villani est contradictoire lorsqu’il préconise la méthode de Singapour, fondée sur le comptage-dénombrement, tout en mettant en avant une traduction française de cette méthode de Singapour qui trahit l’originale en se fondant à l’opposé sur le comptage-numérotage, qui pourrait bien être à l’origine des problèmes des petits français en maths (sur cette histoire des deux méthodes de Singapour, l’originale et la française, il faut absolument lire les éclairages décisifs de Brissiaud, qui parle « d’une contradiction à peine croyable : on est face à un rapport qui met fortement en avant une approche du nombre qui va à l’encontre de ses préconisations ») ; que, focalisée sur Singapour, la commission ne mentionnent pas les travaux d’autres pays comme la Finlande qui réussissent également et que la référence à Singapour manque de rigueur scientifique…
Mais Brissiaud comme Charnay sont aussi en accord avec un certain nombre de constats et de propositions du rapport Villani : la nécessité d’une formation initiale et continue digne de ce nom, l’importance « de la place du calcul mental sous toutes ses formes, de la nécessité de mettre en place des automatismes et de favoriser la mémorisation, des liens à établir entre les mathématiques et les autres disciplines et notamment avec la langue française, du regard formatif à porter sur l'erreur » (Charnay). Cependant, tous les deux insistent sur le fait que bien des points sont déjà à l’œuvre dans les derniers programmes ! Comme le note Brissiaud, ni les rapporteurs dont Villani, « ni le ministre ne se sont intéressés de manière approfondie à ces programmes. Les premiers réussissent quand même le tour de force de ne pas les évoquer dans leur rapport alors que leur principale conclusion s’y trouvait anticipée. Quant au ministre, moins guidé par le pragmatisme que par le souci politicien de se distinguer de ceux qui l’ont immédiatement précédé, dire du bien d’une partie des programmes 2015 est sans doute la première chose à éviter ».
Mozart savait-il enseigner le piano ?
Bien sûr, les détracteurs de Brissiaud et Charnay ne manqueront pas de crier à la guerre des méthodes, des manuels de maths et des éditeurs, de les accuser de jalousie, que sais-je encore. Peut-être y a-t-il de cela. N’empêche, on ressort de la lecture de leurs articles en se disant que ce rapport Villani pourrait bien avoir été fait à la va-vite, de manière orientée, manquer de cohérence, de sérieux dans l’approche, la méthodologie et, ce qui est le plus gênant, de longueur de vue et de pertinence dans ses propositions.
Tout ceci avec un médaillé Fields à sa tête.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de mésestimer la valeur du scientifique, de dénier au mathématicien sa grandeur, de minimiser le génie de son travail et son apport aux mathématiques contemporaines (qui sommes-nous pour cela ?!). On peut, en revanche, se demander si la seule présence de Villani à la tête de cette commission permet d’en valider le travail et suffit pour légitimer son rapport. Villani est sans doute une des dix personnes au monde à pouvoir résoudre certaines équations, mais est-il capable de transmission, de pédagogie ? Génie des maths, est-il pour autant le mieux placé pour penser un enseignement des maths pour les enfants ? Etre un génie dans son domaine suffit-il pour enseigner ce domaine, pour concevoir une pédagogie de son domaine ? Mozart savait-il enseigner le piano ? N’importe quel peintre génial serait alors un passeur de l’art pictural, n’importe quel génie du barreau serait de facto un pédagogue de la plaidoirie, n’importe quel virtuose de la pâtisserie aurait la science de la transmission infuse…
L’art de la pratique dans un domaine, fut-il porté à un niveau d’excellence ultime, comme Villani, et l’enseignement des bases de ce domaine, a fortiori à des enfants, sont deux choses distinctes qui relèvent de logiques, de compétences complètement différentes, elles n’ont au fond que peu de points communs et il est étonnant, si on y réfléchit bien, qu’on les associe comme si cela coulait de source, qu’on les apparie comme si cela relevait de l’évidence.
Quiconque est allé à l’université a un jour croisé un prof réputé excellent dans son domaine de recherche mais infoutu de l’enseigner convenablement. Inversement, il n’est pas besoin d’être un génie dans son domaine pour savoir l’enseigner, et c’est heureux attendu le nombre de génies.
Mais si vous êtes décideur, en revanche, vous pouvez être sûr d’une chose : recrutez un « grand nom », et vous assurez illico une légitimité à sa mission !
Par ailleurs, nommer une célébrité à la tête d’une mission ne dit rien de ses capacités à diriger une commission ou à en mener les travaux. On peut par exemple se demander si Villani a vraiment eu les coudées franches dans la composition de ladite commission, et à quel point le ministère lui en a soufflé les membres. Puis, être à la tête d’une commission nécessite de percevoir parfaitement et finement les mouvements internes au sujet d’étude, les enjeux dits et non-dits, l’historique des prises de position, les petits jeux politiques et d’influences. On peut également se poser la question de l’indépendance réelle de la commission Villani par rapport au ministère, Villani étant « en marche » comme chacun sait, et donc naturellement enclin à nous rejouer « je calque mon pas sur le pas de mon père ». Pour finir, on rappellera que les rapports type Villani, dont on fait grand bruit, le ministère en fait ce qu’il veut une fois la communication faite et n’a aucune obligation d’agir selon ses recommandations. Commission, mission com’ ?
Bien sûr, on parle là du « dessous des cartes », en quelques sortes, mais n’est-ce pas précisément là que tout se joue, le reste n’étant que surface destinée à la présentation médiatique et grand public ? Quoiqu’il en soit, JM Blanquer sait ce qu’il fait : pour les médias généralistes (et on ne parle pas là de ceux, militants, acquis à sa cause) et pour le grand public, qui ne sait pas ce qui se joue en coulisse, le rapport Villani est forcément aussi sérieux et inattaquable que l’est le mathématicien médaillé.
Bientôt, la mission Cyrulnik sur l’école maternelle
Dans le même ordre d’idée, JM Blanquer a d’ores et déjà annoncé qu’il allait confier à Boris Cyrulnik, le grand neuropsychiatre spécialiste de la petite enfance, une mission sur l’école maternelle. Personnellement, je suis plutôt à l’écoute de ce que peut dire Boris Cyrulnik : il m’est arrivé ici-même de dire ce qu’il pouvait avoir d’inspirant, s’agissant de la psychologie de l’enfant. En revanche, je ne sache pas qu’il soit un spécialiste de l’enseignement, aussi je demande à voir dans quelle direction il va mener sa barque, à quel point il lui faudra, aussi, répondre au cahier des charges soufflé par le ministre.
Les premières déclarations de Cyrulnik ont jeté le trouble, chez certains enseignants de maternelle. Ainsi quand le psychiatre dit que « l’expérience montre que les enfants ne s’attachent pas forcément à celui qui a le plus de diplômes, mais à celui qui établit les meilleures interactions avec lui », au-delà de la Lapalissade certains y voient une dévaluation de leurs compétences d’enseignant, une priorité accordée à l’attachement sur l’apprentissage, et craignent une école maternelle lorgnant vers la garderie / puériculture (ils repensent aussi à Darcos expliquant qu’il n’est pas besoin de faire cinq ans d’études pour changer des couches). On a aussi noté le clin d’œil appuyé de Cyrulnik à la marotte du ministre, la musique, en sa présence : « Les études montrent que dans les écoles où il y a des cours de musique, les enfants parlent mieux entre eux, et avec l’enseignant. La musique leur permet de s’exercer à la parole ».
On jugera sur pièce, dans quelques semaines. Une chose est sûre : Cyrulnik, s’il est un grand professionnel de la psychologie de l’enfant, auteur de concepts majeurs, n’est pas plus que Villani spécialiste de l’enseignement, dont il ignore beaucoup, comme Villani. C’est ce qui frappe le plus, au fond, dans tout ceci : que l’enseignement soit à ce point en retrait des débats, au profit d’une posture emblématique de la geste Blanquerienne : l’affichage.
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