(Crédit AFP)
Je suis tombé sur une interview de Boris Cyrulnik dont un passage en particulier a retenu mon attention ; à la question « Les enseignants ont-ils un rôle à jouer dans la « sécurisation » de l’enfant ? » posée par VousNousIls, voici sa réponse :
Oui, mais ils ne se pensent pas dans ce rôle-là. Nous avons en France de bons enseignants, motivés, bien formés et désireux de bien faire leur métier. Mais peu ont conscience de l’impact affectif qu’ils ont sur les enfants. Certains instituteurs, professeurs de collège et de lycées, vont rassurer et réconforter les enfants par leur façon d’être, leur manière de parler, leur attention à reprendre autrement une explication mal comprise… Généralement, ils ne s’en rendent pas compte. Un encouragement, une appréciation de leur part qui seraient perçus comme des banalités par des adultes, auront chez un gamin en recherche de sécurisation, une valeur inestimable. Ce sera un événement émotionnel fort qui participera à structurer sa personnalité. D’ailleurs, lorsqu’on évoque avec des étudiants leurs motivations à suivre telle ou telle filière du Supérieur, il y a presque toujours le souvenir d’un enseignant en particulier.
... Venant du psy qui a théorisé le beau concept de résilience, il y a là matière à réflexion.
L’enfant, éclipsé par l’élève
C’est que, dans l’éducation nationale, on n’est pas franchement habitués à parler ou à entendre parler de la sorte ! « Sécurisation », « impact affectif », « événement émotionnel », voilà des mots qui paraissent presque étranges, pour nous enseignants qui avons été habitués, depuis notre formation sur les bancs de l’IUFM, à entendre : « Vous avez des élèves, pas des enfants » (je me rappelle, nous étions repris promptement par nos formateurs, lorsque nos langues fourchaient et que nous parlions d’enfants)… Les cours de psychologie dispensés tournaient tous autour du développement de l’enfant, traitaient rarement la relation enseignant / élève, n’abordaient jamais l’affectif, les émotions – pourtant continuellement à l’œuvre dans nos classes.
Tant et si bien que nous avons pris l’habitude, inconsciemment et malgré nous, de quasi-bannir le terme d’enfant, de sagement rester dans la zone de l’élève, parce que le mot élève contient l’école et le maître tout ensemble (alors que c’est l’école et le maitre qui, dans les faits, contiennent l’élève). Et même, de ne retenir de l’élève que sa part d’écolier, et tenir à distance l’enfant pourtant omniprésent. Or, c’est bien l’enfant qui fait avancer l’écolier, dans l’élève.
En somme, nous avons tendance, à l’Education Nationale, à raisonner en terme d’effectifs plutôt que d’affectif.
Le syndrome Keating
La question de l’impact affectif de l’enseignant sur l’élève l’enfant n’est pourtant pas complètement absente de l’école. On la retrouve même de manière assez répandue sous une forme un peu particulière qu’on pourrait nommer « syndrome Keating », du nom du personnage de prof joué par Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus. Dans tout prof sommeille ce désir, plus ou moins conscient, de « marquer » ses élèves, l’espoir d’avoir agi sur eux de façon durable, de laisser chez eux une trace profonde et féconde. Il y a ici de l’ego, bien sûr, cet impact affectif ricoche en miroir pour nous revenir et soigner notre affect, à nous, enseignant, capitaine ô mon capitaine.
Ca, c’est ce qu’on voudrait, être celui qui laisse une trace positive, majuscule, être celui qui « changeait la vie », comme le chantait J.J. Goldman. Mais c’est réduire l’impact affectif qu’on a sur nos élèves à une sorte d’idéal narcissique, alors que cet impact affectif s’incarne tous les jours, toute la journée, pour chacun, dans nos classes : espérant marquer quelques-uns, on tend à oublier qu’on laissera une trace, quoiqu’il arrive, chez tous. Et qu'il n'est peut-être pas inutile de commencer à réfléchir à laquelle.
Le poids du groupe et des apprentissages
Bien sûr, tout enseignant a une conscience assez claire de l’aspect humain du métier : fichtre, merci bien, on le sait, qu’on travaille avec des petits d'homme ! C’est même toute la complexité et toute la richesse du job...
Le problème, c’est que cette conscience se dilue considérablement et constamment dans le quotidien : tous les jours, je dois préparer des séances de français, de maths, d’histoire, de géographie, d’anglais, etc., des séances pertinentes d’un point de vue didactique, efficaces d’un point de vue pédagogique, tous les jours je dois organiser les apprentissages, les planifier et les équilibrer, chaque jour je dois corriger des dizaines de cahiers avec un soin égal, ces tâches-là sont au cœur de ma pratique professionnelle quotidienne et elles ont tendance à éclipser les autres, par exemple l’attention portée à chaque élève, le regard porté sur chacun.
Puis, avant l’élève, souvent, il y a le groupe. Face à nous, 25 ou 30 gamins qui forment un tout, ce fameux « groupe-classe » que nous devons « gérer » (ah, la fameuse « gestion de classe » !), et ce groupe prend le pas sur les individus qui le composent. Il n’est pas toujours facile de garder à l’esprit qu’en plus de ce groupe, de ce tout qui a son existence et sa dynamique propre, chaque élève constitue lui aussi un tout existant à prendre en compte.
A l’inverse, face à lui, l’enfant n’a que l’enseignant, qu’il doit partager. La relation affective est donc inégale, elle est pourtant à construire.
La sécurité affective, pré-requis aux apprentissages
Au fond, ce que dit Cyrulnik est simple : pour apprendre mieux, un enfant a besoin de se sentir en sécurité affectivement. En confiance. Encouragé. Libre d’oser, de se tromper, il apprendra d’autant mieux qu’il se sentira à l’aise. Et Cyrulnik a raison de rappeler qu’il suffit de peu de chose, un mot, un regard, un geste, pour sécuriser l’enfant, un presque rien qui serait perçu comme une banalité par un adulte, mais qui peut avoir ici des effets importants.
Cela nécessite, de la part de l’enseignant, une attention particulière accordée à chaque enfant, l’envie de bâtir avec chacun un « projet individuel » qui installe une relation privilégiée pour tous, au-delà du groupe. Il faut pour cela accepter de transférer une partie de l’énergie habituellement dédiée aux apprentissages et aux fiches de préparation, à la construction et à la maintenance de ces fondations particulières, en se disant qu’en semant ainsi, on récoltera forcément les fruits.
Bon, d’accord, avec la fatigue, le stress, les enfants difficiles, les multiples injonctions paradoxales de l’institution, la course contre la montre qu’est une journée de classe, c’est plus facile à dire qu'à faire…
Edit du 14/10/15 : à lire, cet entretien très intéressant avec Maël Virat, chercheur, sur l'aspect affectif de la relation enseignant / élève.
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Cela n'a pas grand-chose à voir (encore que), mais je serai à la librairie "L'Eclectique" de Saint Maur des Fossés samedi 19 septembre pour dédicacer mon livre "Vis ma vie d'instit". Venez nombreux !