J’ai fauté. Pour ces vacances de la Toussaint j’ai fait quelque chose d’inédit pour moi, hautement répréhensible d’après le Code Officiel de Bonne Conduite de l’Ecole Française et qui selon toute vraisemblance devrait me valoir une bordée de sifflets de la part de mes collègues. J’ai fait louper une journée de classe à mes enfants afin qu’ils partent en vacances 24 heures avant les autres. Oui, mea maxima culpa, j’ai, en pleine conscience et sans subir d’influence maline, fait sécher la classe à ma progéniture pour convenance personnelle. Si cela peut m’épargner un séjour prolongé dans l’un des neuf cercles de l’Enfer, je peux assurer pour ma défense que j’ai dument prévenu les maitresses, très embarrassé et vaguement honteux, et que mes enfants rattraperont le retard, promis juré (et même plus, tiens, ça leur apprendra). Je promets aussi à tous les enseignants de France et de Navarre qui s’apprêtent à sortir la boite à insultes d’expier mon crime en me flagellant avec des colliers de trombones piquetés d’attaches parisiennes, les genoux sur la tranche du Code Soleil. Une chose est sûre : si je n’avais pas fait partir mes enfants un jour plus tôt, ils n’auraient pas pu partir du tout.
Des prix quadruplés
Fin septembre, je me suis retrouvé à devoir réserver un billet d’avion aller-simple pour mes enfants, qui devaient aller passer la première semaine de vacances de la Toussaint dans un pays frontalier (peu importe les raisons, je ne pouvais pas faire autrement). J’ai fait marcher tous les comparateurs de prix, pour un constat similaire : si je faisais partir les enfants le vendredi, jour des vacances, les deux billets étaient au mieux à 440 €. Si je les faisais partir le samedi c’était pire, rien en-dessous de 580 € (aller simple, je rappelle), et jusqu’au mardi suivant les prix ne décroissaient que lentement. Or le jeudi, veille des vacances, les billets ne coutaient "que" 178 €, trois à quatre fois moins cher (mais déjà deux fois plus que la normale…).
Si j'étais instit au Luxembourg ou en Allemagne, le prix n’aurait pas été un problème, mais je suis instit en France et ai donc pris les billets de jeudi, heureux de ne pas avoir à chercher des billets retour dans des conditions identiques.
Et j’ai commencé à m’interroger.
Je n’ai pas attendu cette expérience personnelle pour constater, comme tout enseignant, que de plus en plus d’élèves partent plus tôt en vacances, et reviennent après la rentrée. Ce phénomène va s’accroissant, on l’observe fréquemment pour les petites vacances et plus encore pour celles d’été, cette année j’ai reçu plusieurs jours avant la fin des classes une carte postale d’une élève qui s’éclatait à la mer depuis une semaine. Ses parents étaient venus me voir, longtemps avant, pour me dire qu’ils ne pouvaient pas faire autrement : d’une part ils avaient obtenu de leur employeur des vacances en partie décalées par rapport aux vacances scolaires, d’autre part n’étant pas franchement fortunés mais soucieux d’offrir des vacances à leurs enfants, ils avaient opté pour un départ anticipé, « dès que vous aurez fini les évaluations bien sûr, monsieur Marboeuf ». Je n’ai pas pu leur en vouloir. De quoi ? L’école est obligatoire, mais à cette période de l’année, qui nous fait travailler jusqu’au 6 juillet, l’essentiel est joué, rien de décisif ne se passera plus. On a tous, dans nos classes, le sentiment de tenir un centre vaguement aéré les premiers jours de juillet. Et des vacances avec ses parents, ça n’a pas de prix.
Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit d’enfants privilégiés, qui peuvent partir en vacances, eux. Certes de nombreux français ne partent pas, mais les familles qui doivent anticiper les vacances et/ou en retarder le retour sont rarement les plus fortunées, lesquelles se préoccupent moins de trouver le prix le plus bas possible. Ce sont aussi les familles issues de l’immigration qui souhaitent, tous les deux ou trois ans, rentrer dans leur pays d’origine visiter la famille.
Yield management
Bien sûr, les tarifs différenciés selon les périodes, scolaires ou hors scolaire, en saison ou hors saison, existent depuis une éternité dans le tourisme, particulièrement dans les hôtels et les locations saisonnières. Cependant il me semble que cette histoire d’écart de prix dans les transports est une tendance qui s’accentue depuis quelques années. Curieux, je suis allé à la pêche aux informations sur le web et n’y ai pas trouvé grand chose. Pas d’étude, pas d’enquête, pas d’article sur la question, encore moins de profession de foi de l’industrie touristique du genre « oui, nous, industries du tourisme et du transport, reconnaissons que, dans notre incessante course au profit et selon un penchant naturel à inventer de nouvelles voies pour augmenter ce dernier, avons mis le paquet sur les prix du transport aérien et ferroviaire en partant du principe que, si vous voulez des vacances, vous êtes bien obligés de partir d’abord, et de revenir ensuite ».
J’ai demandé à un économiste de ma connaissance ce qu’il en pensait, il m’a répondu que c’était une conséquence directe du « yield management ».
Le yield management – revenue management, en bon français – est une technique marketing qui consiste « à maximiser le chiffre d’affaires ou, encore mieux, la marge générée, en jouant principalement sur les combinaisons de variables prix et de taux d’occupation (chambres, sièges d’avion ou de train, place de spectacles, etc.) à l’aide d’une politique de tarification différenciée et dynamique ».
En gros, on offre des prix défiant toute concurrence quand il y a peu de clients, et inversement on gonfle les prix quand on est sûr de voir les billets partir quoiqu’il arrive. La loi de l’offre et de la demande poussée à l’extrême, version 2.0, qui a explosé grâce à Internet et aux réservations en ligne, qui permettent aux sites de réagir quasiment en direct d’une part, à prendre en compte toutes les données que vous laissez chez eux et celles qui trainent un peu partout sur le web, d’autre part (tiens, au passage, une astuce : faites vos recherches sur un ordinateur et réservez sur un autre, cela vous évitera une augmentation progressive des prix à mesure de vos passages sur le site…). Voilà pourquoi désormais les tarifs des billets les jours qui encadrent les vacances scolaires (et les premiers jours de vacances) sont devenus prohibitifs. Voilà pourquoi, désormais, les familles qui veulent partir pendant les vacances scolaires dans le respect du calendrier de l’école sont désormais obligées de payer le prix de ce respect.
Pour mieux comprendre le Yield management, on pourra regarder cette vidéo d’un jeune cadre dynamique de la SNCF expliquant avec le sourire son métier de Yield manager. Présenté comme ça, le Yield management parait presque angélique, mais c’est à cause de personnes comme lui et ses camarades du Yield que la SNCF s’est vue pointée du doigt, pas plus tard que la semaine dernière, en raison même des conséquences de cette pratique pour les clients (papier de l’Express à lire ici).
Pour finir je partage avec vous ceci, trouvé sur un site spécialisé dans le Yield Management, lequel propose à ses clients, parmi les "leviers d'optimisation", "une analyse des impacts calendaires" :
CQFD.
Tourisme impact
A l’autre bout de la ligne, dans nos classes, ce yield management a des conséquences de plus en plus manifestes, donc. Il devient difficile d’avoir tous nos élèves à l’orée des vacances, amont et aval. Le premier réflexe des enseignants face à ces absences d’élèves est majoritairement, il faut bien l’avouer, de grincer des dents, voire de crier haut et fort à la désacralisation de l’école. Peut-être aussi le fait de n’être pas exposé à ces choix, la plupart du temps, et cantonné par définition aux vacances scolaires et aux tarifs plein pot, toujours, n’incline-t-il pas à la compréhension ou à l’empathie.
Mais comment en vouloir aux parents, au fond ? Le plus souvent (mettons de côté les abus, ces élèves partis un mois avant la fin des classes ou de retour fin septembre), il n’y a pas de mauvaise intention ou d’irrespect de l’école, simplement la nécessité de gérer au mieux les affaires familiales, impératifs des adultes compris. De la même manière les ponts, notamment ceux de mai, sont de plus en plus suivis, enfants inclus, quand l’école ne propose guère que celui de l’ascension – je déteste le mois de mai à cause de ses ponts qui nous coupent le rythme. Mais comment en vouloir, là aussi, aux parents qui peuvent partir quatre ou cinq jours pour un seul jour de congé ou de RTT posé ? Que celui qui ne ferait pas la même chose me jette la première pierre.
Le véritable problème réside plutôt dans la politique marketing des compagnies de transport et du tourisme. Si on veut que les élèves soient en classe jusqu’au dernier jour et dès la rentrée, alors il faudrait nécessairement faire en sorte que les prix des billets de train, d’avion, ne connaissent pas les écarts actuels. Sans quoi cette tendance ne fera que se renforcer.
On va me rétorquer, comme d’habitude, que le tourisme emploie des millions de personnes et qu’il faut bien prendre en compte les millions de familles qui en vivent, etc. Certes oui, je suis parfaitement d’accord, il faut prendre en compte tout cela. Mais il faut aussi garder à l’esprit l’impact que l’industrie du tourisme peut avoir dans ce pays, historiquement, sur les affaires scolaires. On rappellera juste que les zones A, B, C ont été créées exprès pour elle, afin d’améliorer les taux de remplissage en les répartissant davantage sur la durée. On rappellera qu'il y a trois ans les vacances de Noel avaient été modifiées sur demande de l'industrie du tourisme et qu'il y a deux ans c'est tout le calendrier annuel qui a été revu uniquement pour ses beaux yeux : les vacances de février et d’avril ont été définitivement avancées d'une semaine afin de mieux remplir les stations de ski jusqu’à la fin de la saison (8 % des français sont concernés…). Avec pour conséquence une désorganisation complète de l’année scolaire : cinq semaines de classe seulement après Noël et jusqu’à trois mois d’affilée d’avril à juillet pour certaines zones, tout ceci au moment même où étaient encore discutés les fameux rythmes scolaires, si si, intérêt de l’enfant et tout le toutim, souvenez-vous et cherchez l’erreur.
Bien sûr, dans le premier pays touristique du monde, il est illusoire d’imaginer une seconde restreindre les pratiques commerciales des compagnies de transport. En France, l’industrie du tourisme a souvent le dernier mot, surtout face à l’école.
Nota : Je vous recommande cette excellente vidéo du Monde, qui explique très bien comment le trafic aérien commercial a évolué depuis un siècle.
On pourra aussi relire deux posts, qui disent comme l’industrie du tourisme sait trouver les alliés nécessaires pour imposer ses vues sur le calendrier scolaire au monde de l’école (ici), notamment au Conseil supérieur de l’éducation (là).
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