C’est une petite phrase, une confidence lâchée presque entre amis, lors d’une table ronde des journées d’automnes organisées le mois dernier par le CRAP-Cahiers Pédagogiques. Jean-Paul Delahaye, ancien Inspecteur général de l’éducation nationale, ancien directeur général de l’enseignement scolaire et conseiller spécial de Vincent Peillon lors de la Refondation de l’école en 2012, impressionne l’auditoire durant sa prise de parole, puis lors du débat qui suit : sa connaissance des dossiers, son charisme en font un orateur hors pair. Le débat est riche, de haut niveau, la question de la formation est abordée, Delahaye prend la parole.
« En 2012, Vincent Peillon a failli inscrire l’obligation de formation des enseignants dans la Loi de Refondation de l’école. La formation continue était sinistrée. Mais les parlementaires lui ont répondu : « Avec quels moyens ? ». »
Le budget, malgré la hausse prévue, est serré, et il faut reconstruire ce qui a été détruit sous le précédent quinquennat. Peillon abandonne l’idée. Avec les ESPE, il relancera la formation initiale supprimée sous Sarkozy, mais mettra de côté la formation continue.
Je ne sais pas si le public présent a comme moi, marqué le coup. Il m’a fallu plusieurs minutes pour percevoir la pleine incidence de ce qui venait d’être dit. Et prendre conscience du virage décisif que l’Education Nationale a loupé, il y a quatre ans.
Et pourtant, le ministère savait…
Une quarantaine de pages circulent au ministère cet été 2012, en pleine consultation sur le Refondation, un rapport de synthèse intitulé « formation des enseignants : éléments de comparaison internationale » qui commence par cet exergue : « Les systèmes les plus performants sont la preuve qu’in fine, c’est le niveau de compétence des enseignants qui fait la qualité d’un système scolaire. »
Un rapport passionnant, qui observe ce qui se fait ailleurs et tente de tracer un horizon pour la France. On peut notamment y lire que « la formation professionnelle continue est considérée comme une obligation professionnelle pour les enseignants dans 24 pays et régions d’Europe ». Les pays qui caracolent en tête des évaluations internationales (au fait, plus que quelques jours avant la livraison triennale de PISA, préparez-vous à en souper) on prend la formation continue très au sérieux. A Singapour, chaque enseignant est évalué annuellement sur ses forces et faiblesses, et bénéficie de 100 heures de formation professionnelle par an pour lui permettre de s’améliorer. En Finlande (où le statut de prof est équivalent à celui d’un médecin ou d’un avocat, mais aussi où les classes ont deux adultes pour 40 % d’élèves de moins qu’en France) les formations, en lien avec la recherche, mettent l’accent sur le développement personnel, l’aide aux nouveaux enseignants, le travail en groupe et les échanges de bonne pratique, le bienêtre au travail… En Norvège, Corée du Sud, Pologne, des mesures incitatives sont mises en place : les enseignants qui participent aux formations continues peuvent demander des augmentations de salaire selon leur ancienneté et la durée de la formation ou passent automatiquement un échelon. Ailleurs (Etats-Unis, Québec, Portugal, Grèce, Islande…), elles permettent d’emprunter des passerelles vers d’autres métiers de l’éducation, vers la recherche, le tutorat.
Rue de Grenelle, on sait tout cela, on sait que la formation continue est un des champs d’action majeurs des états un peu partout dans le monde, on sait aussi, comme le confie Delahaye ce jour-là, que « c’est un levier essentiel à l’accompagnement des réformes ». Mais il n’y a pas d’argent.
Sonnette d’alarme et carton rouge
Quatre ans plus tard. Dans son rapport sur l’attractivité du métier d’enseignant publié il y a quelques jours, le Cnesco (Conseil national de l’évaluation du système scolaire) pointe du doigt la formation continue : « Si la formation initiale a retrouvé en partie une place dans le cursus des étudiants-enseignants avec la création des Espé, il reste encore beaucoup à faire en termes de formation continue. En effet, la France est marquée par l’absence de formation continue annuelle obligatoire pour les enseignants, contrairement à d’autres pays européens. » Le Cnesco renvoie au « bilan global très sévère d’une formation continue peu ambitieuse » dressé par la Cour des comptes en 2015, dans un référé adressé à la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Six pages percutantes qui vont droit au but. Les enseignants français bénéficient de 2,5 jours de formation en moyenne par an, c’est moins que les cadres A de la fonction publique, c’est trois fois moins qui se fait en moyenne dans l’OCDE, 8 jours, et la Cour des Comptes relève à juste titre le « scepticisme, très majoritaire parmi les enseignants, sur l’aide que leur apportent ces formations dans leur travail quotidien ».
La Cour des comptes rappelle qu’existe depuis 2007 une obligation légale (loi n° 2007-148 du 2 février 2007 de modernisation de la fonction publique) d’entretien annuel de formation pour chaque enseignant, jamais mis en place, regrette qu’il soit impossible de « retracer le parcours de formation des enseignants » et que « la prise en compte de la formation continue dans le parcours de carrière des enseignants [soit] quasiment inexistante ».
Commentant le texte, l’indispensable historien de l’éducation Claude Lelièvre rappelle qu’en mars 1972 était signé un accord historique entre le ministère et le Syndicat National des Instituteurs : « Le principe essentiel de cet accord est que la formation permanente est un droit pour tous les instituteurs. Chacun d’eux pourra disposer pour cela de 36 semaines à temps plein – soit une année scolaire – à répartir sur toute sa carrière ». Le ministère de l’époque parle de « rénovation pédagogique », de « développer chez les maîtres l’aptitude au changement », de favoriser une « politique d’innovation dans le système éducatif ».
Les temps ont changé.
Il n’y a plus d’après…
« Avec quels moyens ? ». 40 ans après l’accord historique de 1972, voilà où on en est. « Avec quels moyens ? », pour clore tout débat sur la question. A quoi bon, au fond, les rapports, les études et les mises en garde ? Il y a quatre ans, un ministre a « failli » inscrire l’obligation de formation des enseignants dans la loi. Il n’aurait pas été possible de revenir en arrière. Cela aurait obligé l’état à agir, cela l’aurait mis devant ses responsabilités, rappelé à son devoir. Mais le ministre a reculé, parce qu’on lui a fait comprendre que la formation continue, c’est trop cher, mieux valait abandonner l’idée et accepter, au fond, qu’il ne soit plus possible de financer la formation continue des enseignants.
Une telle fenêtre de tir n’est pas près de se présenter à nouveau. Des futurs candidats à la présidentielle, on ne connait que les programmes actuels de Juppé et Fillon. Autant dire qu’aucun n’évoque la formation, l’heure est à la "restauration de l’autorité", aux intox sur les programmes d’histoire, à la guerre menée contre les pédagogues et aux suppressions de postes (lesquelles suppressions de poste, les années Sarkozy l’ont montré, commencent par la suppression des postes de remplaçants, ceux-là même qui permettent notamment d’envoyer des profs en formation).
La formation continue des enseignants français est bel et bien agonisante. « Avec quels moyens ? ». On ne peut pas, on ne peut plus former les profs tout au long de leur carrière, ma petite dame. Pas les moyens. Soit.
Mais qu’on ne dise plus que les instits parlent mal anglais, qu’ils ne maitrisent pas l’informatique et l’Internet. On ne les forme pas, ni à l’un, ni aux autres.
Qu’on ne dise plus que les profs ne sont pas au courant des dernières recherches en éducation. On ne les aide pas à mettre à jour leurs connaissances, à développer et étendre leurs compétences.
Qu’on ne dise plus des profs qu’ils ne sont pas innovants, peu au fait des méthodes alternatives. On ne les forme pas sur ces sujets, ni à l’innovation, ni à ce qui se fait ailleurs, ou autrement.
Qu’on ne dise plus qu’il est invraisemblable que l’école ne s’ouvre pas aux recherches scientifiques récentes telles les neurosciences. L’impact des neurosciences sur l’apprentissage, ça s’apprend, mais on ne l’apprend pas.
Qu’on ne dise plus que les profs sont rétifs au changement. La formation qui devait développer chez les maitres l’aptitude au changement n’a jamais eu cours.
Qu’on ne dise plus que les réformes ne sont pas mises en place sur le terrain. Elles ne sont pas accompagnées des formations qui seules pourraient aider à leur enracinement.
Qu’on ne dise plus des profs qu’ils font toujours la même chose, qu’ils ne savent pas se décentrer, mettre leur pratique en perspective. On leur interdit les perspectives, on ne les aide pas à se rencontrer, à échanger, à partager, à observer les autres faire.
Les profs, ceux qui en ont encore l’envie, le courage, la passion, heureusement ils sont nombreux, n’ont plus qu’à se débrouiller seuls pour ne plus l’être, ne doivent qu’à eux-mêmes d’évoluer et de se former, loin de l’institution.
C’est anormal, c’est illogique, c’est irresponsable. Mais bon, « avec quels moyens ? ».
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