Tout enseignant a vécu, les premières années au moins, épisodiquement ensuite, la période délicate du "mouvement" qui attribue les affectations en fonction des vœux, de l’ancienneté, de la notation, notamment. Cette situation de stress et d’incertitude quant à son avenir peut à l’occasion s’étendre et s’amplifier jusqu’à devenir difficile à vivre. Il y a trois ans déjà, on consacrait un billet de blog à ces "oubliés de l’éducation nationale" en attente de mutation, pour lesquels l’attente administrative s’est muée en drame intime et familial. Souvent, à la lecture de ces témoignages, on maudissait la froide rigidité du système en place.
Lire : « Rapprochement familial, les oubliés de l’Education Nationale »
Un sujet majeur, aux lourdes conséquences
A la croisée des chemins de Education Nationale, là même où se rencontrent la froide logique de l’institution et la réalité des femmes et des hommes, Claude Bisson-Vaivre, nommé médiateur de l’EN en 2015, a abordé il y a quelques jours dans son rapport annuel la question de l'affectation et de la mobilité des enseignants, montrant une volonté d’ "humaniser" la machine, appelant en creux à une véritable politique de ressources humaines dans l’EN. « En matière d’enseignement et d’éducation, le bien commun, la ressource commune et préalable à l’activité pédagogique est constituée de près 800 000 femmes et hommes, de l’école maternelle jusqu’au terme des études universitaires ». A la bienveillance à l’égard des élèves qui fait partie de la loi de 2013, doit faire écho « la bienveillance que le système éducatif doit accorder à ses personnels, fondement de la qualité de la ressource humaine ».
Le médiateur donne les chiffres : en 2015 dans le secondaire, 55% des vœux de mutation inter-académique sont exaucés, dans le primaire seuls 1 982 professeurs des écoles sur 16 330 ont obtenu satisfaction « soit un taux de satisfaction de 21,67 %. La tendance à la baisse du taux de satisfaction interpelle. Lors du mouvement 2010, 37,08 % de l’ensemble des candidats avaient obtenu leur mutation. S’agissant des demandes en rapprochement de conjoint, le chiffre marque également une décroissance sensible (taux de satisfaction de 65 % en 2010 et de 40 % en 2015). »
« Compte tenu de la caractéristique du corps enseignant, les femmes sont évidemment les plus exposées à ces choix douloureux d’autant que le contexte amène de plus en plus le conjoint ou le compagnon à une mobilité économiquement imposée. Nombreuses sont celles qui renoncent ou reportent l’exercice de leur activité professionnelle et derrière se dénombrent des formations non réinvesties, des recrutements urgents de personnels non formés, etc. »
Le médiateur semble alors interpeller l’administration sur les conséquences : « Peut-on faire perdurer un modèle de mutations interdépartementales qui ne satisfait que 21,7 % des demandes, sans entacher la qualité de la ressource ? ». La ressource : les profs, bien sûr. « L’affectation dans une académie non désirée, suite à l’application du barème, peut être à l’origine d’importantes difficultés humaines, déboucher sur des solutions d’évitement non satisfaisantes (placement en congé sans traitement ou en disponibilité, arrêts en congé de maladie, renonciation au bénéfice du concours, démission…) et poser problème pour les élèves qui se retrouvent, un temps, sans enseignant. Tout ceci amène également les rectorats à devoir recourir à l’embauche d’enseignants non titulaires avec les difficultés liées à cette catégorie : précarité, absence de formation, revendication de titularisation… ».
Le médiateur pointe notamment les situations où un professeur des écoles, lors de la procédure dite « ineat-exeat » positionnée après les résultats des permutations informatisées, a obtenu l’ineat (autorisation d’entrée dans un département) mais pas l’exeat (autorisation de sortie du département d’origine). « Ces décisions de refus sont très difficiles à supporter par les agents concernés qui se sentent maltraités par leur administration, certains sont en séparation de conjoint depuis plusieurs années, contraints de se mettre en disponibilité de droit (pour suivre le conjoint ou élever les enfants). Cette situation apparaît très vite comme une situation perdant-perdant : le département qui n’accorde pas l’exeat ne peut compter sur l’enseignant en disponibilité et doit donc soit avoir recours à un enseignant de la brigade de remplaçants, vite épuisée aux périodes hivernales pour cause de congés de maladie, soit recruter un contractuel non formé. En face, le département ayant accordé l’ineat se trouve privé d’un enseignant formé et doit procéder de la même façon. »
Ambivalence du système
Le médiateur ne cache pas que « les solutions n’émergent pas d’emblée. En effet nombre de professeurs des écoles demandent à entrer dans des départements dont la capacité d’accueil est saturée et leur donner satisfaction créerait des surnombres. » Il donne ainsi l’exemple des Pyrénées Atlantiques, qui proposait 34 places pour… 1 018 demandes. En visite dans les académies du pays, le médiateur a rencontré des personnels chargés des affectations plus humains que ce qu’il pensait, mais qui regrettaient « le peu de marges de manœuvre dont ils disposaient face au caractère prescriptif du barème, à son impact sur les affectations et l’importance prise dans ces opérations par le ministère qui régit l’ensemble des règles d’un mouvement national à gestion déconcentrée. »
Ce fameux barème, qui « vise à établir, entre les enseignants candidats à la mutation, un ordre de priorité fondé sur des données objectives traduites par des points : ancienneté, éloignement de conjoint, nombre d’enfants… », le médiateur a pu constater combien le « ministère aussi bien que les représentants des personnels sont attachés à ce dispositif qui a le mérite d’afficher clairement les règles de mutations applicables ». Mais c’est précisément ce même barème qui peut faire obstacle : « La décision qui a été prise paraît figée : le respect strict du barème qui n’a pourtant qu’un caractère indicatif (comme l’a rappelé à sept reprises le Conseil d’État qui a annulé chaque fois les notes de service attaquées), est la plupart du temps mis en avant, laissant sans solution une situation qui aurait mérité une attention particulière. » Le système mécanique des affectations reste imparfait, malgré la prise en compte de facteurs tels la séparation du conjoint, le nombre d’enfants à charge, notamment. « Il reste des situations à la marge de cette mécanique que les paramètres ne peuvent pas prendre en compte sauf à se donner l’autorisation de sortir des règles instituées par une note de service. Cette sortie maîtrisée mieux associée à la gestion décentralisée du système éducatif peut-elle être une réponse aux enjeux ainsi posés ? En associant davantage les académies à l’émergence de solutions ponctuelles dans le cadre du mouvement intercadémique ou interdépartemental pour le premier degré, on pourrait sans doute renforcer la dimension humaine dans le processus d’aide à la décision. » En creux, c’est à une petite révolution qu’invite le médiateur : humaniser l’affectation en opposant à l’ordinateur du mouvement une gestion académique des situations personnelles.
Les préconisations du rapport
Quelques mesures parmi celles préconisées par le médiateur :
- afin que chaque prof "fasse ses vœux" en pleine connaissance de cause, il recommande que les données statistiques qui figurent sur le site Siam soient complétées en y faisant figurer des tableaux sur plusieurs années et en y joignant un bilan annuel sur les caractéristiques du mouvement faisant apparaître les barèmes des derniers entrants dans une académie, un bilan annuel comprenant des données sur les caractéristiques du mouvement et des données significatives sur le mouvement à l’intérieur de chaque académie.
- le médiateur recommande que le ministère apporte, dès la préparation du concours, des informations précises dans un langage simple et clair sur les règles applicables. Certains profs ont amèrement regretté d'avoir coché "rapprochement de la résidence de l'enfant", qui rapportait moins de points que "rapprochement de conjoint"…
- il recommande la création d’un « dossier unique » du professeur avec les données sur sa situation personnelle (identité, situation familiale), sur sa situation professionnelle (étudiant, contractuel…), d’y joindre les pièces justificatives consultables par les différents services. L’idée est de simplifier les démarches pour l’intéressé (ne pas avoir à transmettre des pièces déjà fournies), de lui permettre de les vérifier et d’avoir les données à jour et disponibles pour tous les services concernés.
- parce que beaucoup de choses se jouent en été, s’agissant des affectations, le médiateur recommande que les services de mutation, quel que soit le niveau (ministère, académie), trouvent une organisation du travail permettant d’assurer un accueil et la capacité de prendre des décisions durant tout l’été.
- le médiateur recommande, à l’instar de ce qui s’est fait en Seine-Saint-Denis, d’étendre, dans le 1er degré, les concours spéciaux pour les départements peu attractifs, en l’accompagnant de mesures incitatives pour fidéliser les enseignants qui y sont nommés (aide au logement, par exemple).
- il recommande d’harmoniser les calendriers pour instaurer des mutations simultanées. En effet, les couples d’agents ayant demandé l’un et l’autre leur mutation dans une académie donnée se trouvent en situation difficile lorsque seul l’un des membres du couple obtient la mutation en question : en l’état général de la réglementation, cet agent n’a pas la possibilité de renoncer au bénéfice d’une mutation qu’il avait demandée, l’obtention d’une mutation se traduisant automatiquement par la vacance du poste occupé précédemment.
- concernant la procédure « ineat-exeat », le médiateur pointe le fait que les calendriers d’exeat et d’ineat ne sont pas harmonisés entre les académies. Il relate le cas de cette prof des écoles dont l’autorisation de quitter son département expirait le 31 août, or l’autorisation de rejoindre le département demandé où il y avait des postes vacants n’était accordée que le 4 septembre. Le médiateur insiste sur le fait qu’il a sollicité le ministère sur cette question, et que celui-ci « a jusqu’à présent mis en avant la liberté des services académiques de mettre en place ou non un mouvement complémentaire et d’arrêter le calendrier en fonction de leurs contraintes de gestion. Les départements restent sur leur position faisant valoir leurs propres besoins. Le médiateur recommande que la DGRH (direction générale des ressources humaines) arrête, après consultation des services académiques, un calendrier annuel dans le cadre d’une amélioration de la gestion des ressources humaines (date butoir pour le mouvement complémentaire par exemple) et que soit évalué le coût de ces blocages d’exeats/ineats. »
- le médiateur recommande qu’un traitement prioritaire soit accordé aux enseignants candidats à un rapprochement de conjoint pour des raisons professionnelles depuis 3 ans et plus, leur permettant d’être affectés dans l’académie où exerce le conjoint.
- le médiateur constate que les jugements de divorce débouchent sur 17% de gardes alternées, ce qui suppose que les domiciles de deux parents et donc leur lieu d’activité professionnelle soient compatibles pour permettre aux enfants de suivre une scolarité dans le même établissement. Or actuellement cette situation n’est pas reconnue dans l’article 60 du statut général des fonctionnaires, méconnaissant ainsi cette nouvelle réalité des familles. Le médiateur demande donc que la résidence alternée soit intégrée à l’article 60 et, qu’en attendant une telle mesure d’ordre législatif, les bonifications attachées à une résidence alternée soient réexaminées.
Reste à savoir si le ministère et l'administration suivront les recommandations du médiateur.
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