(Dessin Jack Koch)
Ils sont plusieurs centaines, certainement des milliers. Depuis des années, ils attendent une mutation qui leur permettrait de réunir leur famille mais qui ne vient pas. Les répercussions sur leur quotidien sont importantes, leur vie en points de suspension les essouffle. Alors qu'une manifestation est prévue aujourd’hui sur les marches de l’Assemblée nationale, plusieurs enseignants racontent.
La famille à l’épreuve
C’est toujours un peu la même histoire, au départ. Un conjoint envoyé à l’autre bout de la France pour raisons professionnelles, la nécessité de déménager la petite famille et la demande de mutation de l’enseignant à l’administration. Sauf qu’il n’y a pas de place pour l’enseignant arrivant, que ni l’autorisation de sortie de l’académie (exeat) ni l’autorisation d’entrer dans l’autre académie (ineat) ne sont accordées. Alors, en fonction de la situation professionnelle, géographique, chaque famille cherche le meilleur équilibre.
Le plus souvent, la distance implique une séparation. Amélie, après cinq ans à travailler en ZEP dans le Nord à Denain, ville la plus pauvre de France (visitée par le président Hollande à la rentrée), voudrait rentrer dans sa Bretagne natale. Son conjoint obtient sa mutation. Elle non. Obligée de rester dans le Nord, elle élève son enfant seule, son conjoint ne rentrant que tous les quinze jours. Budget train l’année dernière : 3500 €.
Vivre loin de sa famille, Sally l’a fait pendant un an. Le trajet était trop important entre son école et son domicile (4 heures de route par jour), alors elle a pris un pied à terre près de son école, ne rentrant que le week-end. C’est mieux depuis cinq ans : elle vit dans la Manche, où son mari travaille, et enseigne dans l’Orne. Les 2 h 30 quotidiennes de route sont devenues plus pénibles depuis qu’elle a eu un enfant, il y a 18 mois, et encore plus depuis qu’elle attend le deuxième… Chaque année, elle demande sa mutation, en vain.
Anna, également en attente de mutation, trouve que "la différence public-privé qui concerne le droit de suivi du conjoint est incompréhensible ; l'un propose souvent une aide financière et à l'embauche ou la reconversion, l'autre nous fait nous sentir des "exclus", sans aide financière et aucune préférence réelle pour la mutation."
Travailler quand même, en attendant la mutation
D’autres ne veulent pas se séparer de leur famille. Le seul choix est alors de se mettre en disponibilité pour pouvoir accompagner le conjoint et les enfants dans leur nouvelle vie. Malheureusement, la mutation pour rapprochement familial ne suit pas forcément…
Céline, après trois ans de disponibilité à participer sans succès aux permutations et aux ineat/exeat depuis la Haute-Garonne, où la famille a déménagé à la suite de la mutation de son mari, a été contrainte financièrement de revenir enseigner à Paris. Un mi-temps annualisé, qui la sépare de son petit garçon de 2 ans la moitié de l’année.
Travailler, par obligation, mais aussi parce que "c’est très compliqué d’arriver dans une région, de ne connaître personne, et en plus, de ne pas travailler !" Surtout quand on aime son métier, et que la rentrée approche. "Cela fait quatre ans que je ne fais pas de rentrée. Septembre, avec tous les reportages et les articles, devient le mois le plus détestable pour moi. Chaque année je l’appréhende et je n’ai qu’une envie, c’est qu’il passe rapidement", dit Céline.
Anna a également suivi son mari dans les Côtes-d’Armor, sans être sûre d’être mutée, en 2010. Elle décide alors de se mettre en disponibilité, mais découvre que, toujours sous contrat avec l’Education nationale, elle ne peut travailler dans l’enseignement privé sous contrat avec l’Etat, ni pour le Cned, ni pour le Sapad (Service d’aide pédagogique à domicile) puisque c’est l’Education nationale qui paie... Alors elle retrouve son "travail d’étudiante : enseignante à domicile", puis enseigne en entreprise, monte son association, est maîtresse de maison auprès de personnes handicapées. Elle se sent comme un oiseau sur la branche : "Rechercher un emploi lorsqu’on n’est pas réellement au chômage n’est pas chose facile : d’une part, nous sommes toujours en "attente de mutation", faisant que notre disponibilité pour travailler pour l’entreprise qui souhaiterait nous embaucher est en suspens à chaque rentrée, rendant l’embauche plus difficile, et d’autre part, nous ne savons pas comment nous positionner avec Pôle emploi pour nos démarches."
Les voies de l’administration sont impénétrables
Bien sûr, si ces instits n’obtiennent pas satisfaction, il y a des raisons. Les critères de mutation existent : pour entrer dans une académie, il faut que quelqu’un en sorte pour entrer dans la vôtre. Si ce n’est pas possible, le rapprochement familial est censé prévaloir sur de nombreuses autres situations. Mais dans les faits, c’est plus flou… Au sein d’un département, la priorité va souvent aux nouveaux profs, aux échanges avec les départements limitrophes afin de maintenir une continuité régionale, etc.
Une chose est sûre, il y a des départements particulièrement difficiles à intégrer : les départements bretons, la région toulousaine, la Côte d’Azur… D’autres sont au contraire des "départements prisons", quasi impossibles à quitter parce que personne ne veut prendre votre place…
Il y a tout de même des aberrations. "Je fais 120 km par jour, et 2 h 30 de route, raconte Marie. Le pire, c’est qu’à cinq minutes de chez moi, des villages se battent pour des ouvertures de classe. Oui, le département où je souhaite entrer est déficitaire et celui d’où je souhaite sortir est excédentaire !"
Sans compter qu’on dépend toujours du facteur humain… Anna a appelé plusieurs fois le rectorat afin de s’assurer que son dossier était suivi. On la rassure, lui confirme que tous les documents seront envoyés et que la situation se débloquera durant l’été ou à la rentrée. "En septembre, n’ayant pas de nouvelles, j’appelle le service. On demande de rappeler mi-septembre car la nouvelle personne en charge du service n’est pas arrivée. Quand je l’ai enfin eue, cette personne m’a expliqué qu’elle avait mon dossier sous les yeux et avec la date de réception mentionnée dessus, mais que rien n’avait été fait. Son prédécesseur était parti en vacances en laissant les choses telles quelles. Mes minces chances d’intégration étaient devenues nulles et je ne pouvais rien dire car 'tout le personnel du service avait changé'."
Handicapée, mère de handicapée, rapprochement de conjoint : pas assez
La situation la plus incompréhensible qui m’ait été narrée est celle d’Isabelle. Quand son fils handicapé réussit à trouver un maître d’apprentissage dans la filière de l’élevage bovin en Vendée, la famille décide de déménager. Mais, bien qu’handicapée elle-même à la suite de ce qu’elle appelle "un bug au cerveau", Marie n’obtient pas sa mutation. "La faute au logiciel qui ne tient pas compte des priorités… Mais on m’a affirmé qu’avec les phases manuelles, avec le dossier pour enfant handicapé, handicap personnel et rapprochement de conjoint, il n’y aurait pas de souci." Sauf qu’elle n’aura rien. Financièrement coincée, elle est forcée de repartir à 700 km de là pour enseigner, loin d’un enfant pour qui elle est un repère majeur. Les ennuis de santé s’enchaînent, problème cardiaque, jaunisse, problème neurologique qui l’empêche de conduire la nuit à cause des phares. Isabelle vit seule et doit néanmoins conduire de nuit, l’hiver, pour aller à l’école… Quand elle finit par obtenir son bon de sortie du département, le recteur refuse de l’intégrer dans la nouvelle académie. Elle repart d’où elle vient. "On me dit que je suis prioritaire. Priorité absolue même. Mais je ne suis pas mutée. On attend maintenant une décision ministérielle, sans grand espoir : on n’a pas de réponse à mes courriers."
"Le mammouth m’écrase sans me voir"
"Je me sens dans une voie sans issue, confie Amélie. Si je n’obtiens pas cette mutation, je ne supporterai pas une troisième année en poste. La fatigue s’accumule et je ne fais pas mon travail de façon optimale. Je tente de m’économiser afin de ne pas trop frôler l’épuisement et pouvoir m’occuper de mon fils. Mon couple est solide, mais supportera-t-il encore longtemps cette distance ? Je me sens méprisée par cette institution qui ne valorise pas son personnel et gère très mal ses ressources humaines. Parfois j’ai envie de démissionner et de passer à autre chose…"
Le découragement est également palpable chez Céline. "Je m’apprête à participer pour la cinquième fois aux permutations informatiques. Que dois-je espérer ? Je n’ose plus espérer, je m’en empêche… Ras-le-bol d’espérer puis quand les résultats tombent, de désespérer. C’est épuisant moralement. J’en ai marre de devoir mettre entre parenthèses nos projets de vie ! Le quotidien devient de plus en plus compliqué, moralement et financièrement. Nous sommes en colère face à tout ça ! Cette colère ne nous quitte plus depuis 2010, car nous avons l’impression de vivre une injustice. Ne pas pouvoir vivre comme on le voudrait et où on le voudrait ! Pourquoi n’ai-je pas le droit d’exercer le métier pour lequel j’ai fait des études et des sacrifices ? Et surtout, pourquoi ne puis-je le faire auprès de ma famille ?"
Marie se sent au bout du rouleau. "L’administration me brise, le mammouth m’écrase sans me voir. Face à ma détresse, aucune réponse à mes questions : pourquoi ? Combien de temps encore ? Quand je suis devenue enseignante, mon grand-père, très fier, disait aux gens qu’il croisait : "Ma petite-fille, elle fait l’école". C’est vrai, il a raison, ce sont les enseignants qui font l’école, pas les programmes, pas les rythmes scolaires."
La manifestation aura lieu aujourd’hui, mercredi 2 octobre, devant l’Assemblée nationale, à 14 h 30, à l’initiative du collectif Mutez-nous.
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