L’ignorance des savants

Bassin aux nymphéas, Monet, 1899.

Dans cette histoire de réforme de l’orthographe, ce qui m’a le plus interloqué est le nombre de personnes qui se sont exprimées à tort et à travers, sans même avoir jeté un simple coup d’œil sur le texte. On ne devrait peut-être plus s’étonner de cette société où l’opinion l’emporte sur la pensée, la croyance sur les faits, où le flux continu emporte l’information par le fond – mais ne plus s’étonner reviendrait à signer la démission collective.

On peut penser ce qu’on veut de la réforme validée en 1990 par l’Académie française, on a le droit ne pas être d’accord et de le dire haut et fort mais, je n’invente rien, c’est la base même de toute argumentation, de toute discussion, on est fondé à émettre une opinion si et seulement si on a pris la peine de se renseigner avant de donner son avis. A ce compte-là, la plupart des opinions exprimées depuis dix jours partiraient en fumée s’agissant par exemple, tiens, du simple accent circonflexe.

Passe encore

Passe encore le simple quidam, il n’est pas censé posséder l’expertise sur de tels sujets et n’a pas toujours l’habitude de réfléchir plus loin que le bout de son BFMTV. Il est juste regrettable que ne pas savoir n’empêche plus personne de clamer haut et fort une opinion reposant sur le vide de ses peurs, de ses colères, de ses fantasmes.

Passe encore les extrémistes qui se sont gargarisés, ils ont l’excuse basse et méprisable du calcul et de la mauvaise foi politique, ils ont aussi l’excuse de l’habitude, c’est leur fond de commerce de s’offusquer de tout et de rien, surtout s’ils peuvent plaquer, même mal, même si ça ne tient pas très bien, leur grille de lecture identitariste et décliniste.

Passe encore les réseaux sociaux, devenus les principales artères de la désinformation, déversoirs des emportements à bon dos et à bas frais massivement constitués de citations non sourcées, de visuels sans références et de slogans mensongers (tiens, commençons par indiquer d’où viennent les photos et les images que l’on poste sur Facebook).

L’information en deux clics

Ce n’était pas difficile, bon sang, d’aller chercher les informations ! Tapez « nouvelle orthographe » et le premier lien sur Google vous envoie directement sur un PDF synthétisant parfaitement les nouveautés !

règles

Tout y est très clair, parfaitement motivé et présenté, finement pesé, soupesé, justifié, argumenté. Toutes les indignations concernant la disparition pure et simple de l’accent circonflexe sont donc nulles et non avenues, les railleries qui suivent sont à mettre à la poubelle (la verte, celle des déchets organiques, pas la jaune, on n’aimerait pas tellement qu’elles soient recyclées) :

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Leurs auteurs (mais aussi tous les « partageurs », tout le monde est responsable de ce qu’il publie), discrédités en deux clics par quiconque désirait vraiment savoir, se sont bien ridiculisés en faisant étalage de leur ignorance et de leur incapacité à se renseigner.

Sans compter que bien des journalistes, après quelques heures de flou, ont fait leur travail d’information : Le Parisien, L’Express, Libération, Le Monde, Europe 1, Les Echos ont très tôt pondu des articles de désintox, cependant rien n’a empêché la désinformation de sévir.

Savants ne sachant point

Dans cette bouillie intellectuelle, les plus grands coupables sont les vrais intellectuels, ces savants revendiqués et assumés, ces guides pour l’esprit patentés, qui ont en nombre participé au grand n’importe quoi, à la foire immense du langage outré.

L’illustre éditorialiste, le chroniqueur de talent, l’écrivain de renom Patrick Besson s’est, cette semaine dans Le Point, fourvoyé dans un vain exercice de style, citant Perec et jouant avec la supposée « disparition » de l’accent circonflexe : son texte est beau de tous ces mots magnifiques de la langue française, mais vilain de ce mauvais tour joué à l’intelligence, à l’honnêteté et à la réforme : sur les 127 mots avec accent circonflexe utilisés par Besson, 108 s’écrivent toujours de la même manière, et seuls 19 peuvent, je dis bien peuvent, s’écrire sans. On goûte habituellement la plume de Besson, la voilà transformée en plomb.

Dans le même magazine, Franz-Olivier Giesbert, journaliste, homme de lettres, écrivain – il entrera un jour à l’Académie, c’est sûr, il est mûr – se montre à peine plus éclairé : il exonère certes nénufar, ognon, millepattes et lève le doigt lorsqu’il met en garde : « En matière langagière, il faut certes se garder des combats d’arrière-garde ». Tout ça pour, juste en dessous, écrire que « le scandale, c’est la mort programmée de l’accent circonflexe », avant d’ajouter que « le complot contre l’accent circonflexe est un complot contre la culture ». Désolé, FOG, il n’y a pas de complot, pas de mort programmée, il fallait se renseigner avant d’écrire.

Du rififi sous la Coupole

Et d’Ormesson, le séduisant roublard, le séducteur enjoué, dont on apprécie par ailleurs la malice, l’œil rieur… Il a une nouvelle fois ménagé la chèvre et le chou, murmurant qu’il était « plutôt favorable » à la réforme pour mieux dire haut et fort qu’il refusait « absolument de parler d’accent circonflexe » et fustiger le gouvernement (lequel, rappelons-le, est coupable de bien des choses mais pas de cette polémique, venue des éditeurs de manuels scolaires et de TF1). Jean d’Ormesson, doyen d’élection de l’Académie française, siégeant depuis 1973, était présent en 1990 lorsque les immortels ont signé à l’unanimité le texte de la réforme.

Tout comme Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, celle-là même qui a osé déclarer au Figaro que « l’Académie n’a eu aucune part » dans la réforme, « à l’inverse de ce que l’on a voulu faire croire ». Pauvre Hélène, qui n’a pas encore intégré ce travers du monde moderne, Internet, qui permet de vérifier en un coup de souris les dires de chacun. C’est aisément que l’on accède, sur le site même de l’Académie, au texte de présentation de la réforme par Maurice Druon, prédécesseur de Carrère d’Encausse, devant le Conseil supérieur de la langue française. On recommande chaudement la lecture du discours in extenso. On y apprendra notamment que l’Académie avait modifié la graphie d’un quart des mots de la langue française en 1740, et on y lira ceci :

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CQFD. J’ai peu d’excuses pour l’ignorance quand elle est le fait des savants.

Edit du 15/02 : on lira avec intérêt le billet de l'historien Claude Lelièvre sur les dernières déclarations de Mme Carrère d'Encausse, c'est ici.

Suivez l’instit’humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.

 

Nota :

Je ne résiste pas à la tentation de donner plus d’extraits de ce discours, tant ils mettent de points sur les i.

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