Jeudi 5 novembre, c’était la journée de lutte contre le harcèlement à l’école. Parmi les outils mis en place par le ministère, un clip a défrayé la chronique toute la semaine, selon un schéma bien connu : montée dans les tours des syndicats de profs dénonçant une vidéo « qui donne une image déplorable des enseignants », réactions assassines et ironiques de médias toujours prompts au prof-bashing et champions de la nuance (« les profs assassinent en cœur un message d’alerte »), sursaut outré de l'opinion publique contre une nouvelle preuve de corporatisme aveugle, mise au point du ministère désireux de s’éviter une nouvelle flambée. Comme souvent, chacun a joué son rôle avec une application pavlovienne, sans jamais faire l’effort de changer de point de vue. Pour ceux qui ont loupé l’affaire, session de rattrapage dans ce résumé.
Je suis quand même allé voir la vidéo, histoire de me faire une opinion. Et je l’ai montrée à mes élèves, tant qu’à faire, puisqu’ils sont la cible visée.
Ceci n’est pas une instit
Je sais que beaucoup de collègues ont hurlé en voyant les images, moi, j’ai bien rigolé ! Pour tout dire, j’ai une théorie : ceci n’est pas une enseignante. En tout cas, pas une instit. Voici quelques arguments, et autant d’hypothèses sur la véritable profession de la dame.
- son ton, sec, détaché, quasiment administratif : on ne parle pas comme ça à des enfants de 8-9 ans => elle était guichetière à Pôle Emploi il y a peu ;
- son écriture, presque illisible pour un enfant : aucun instit parmi les dizaines que j’ai rencontrés n’écrit de manière aussi dégueulasse (pas même moi, qui ai une sale écriture) => elle est médecin généraliste ;
- son problème de maths, incompréhensible : « Sylvain a acheté 35 livres dans sa bibliothèque », désolé, moi pas comprendre => elle est statisticienne au ministère des finances ;
- elle dit "sortez vos cahiers" et les gamins sortent tous leurs cahiers dans la seconde => elle est magicienne ou pratique l’hypnose (d’ailleurs, des élèves qui obéissent au quart de tour comme ça, je peux vous dire qu’ils sont parfaitement bien tenus par leur enseignante, ce qui ne cadre pas du tout avec ce qu’on voit) ; à bien y réfléchir, elle est peut-être même sorcière : alors qu’elle n’a pas indiqué la couleur du cahier, tous sortent le bleu. Chapeau (pointu) bas ;
- tous ses élèves sont supers beaux : une telle concentration de beauté dans une classe, c’est du jamais-vu, même mes élèves, qui sont très beaux (ce sont mes élèves, je les adore) ne leur arrivent pas à la cheville => elle est bookeuse pour Zara kids ;
- elle a 18 élèves => ça y est, j’ai compris, la scène ne se déroule pas en France.
Qui es-tu, pour mettre en doute ma bienveillance ?
La réalisatrice de cette vidéo n’est autre que Mélissa Theuriau, elle a répété que le clip ne pointait pas les enseignants du doigt et qu’ « autant de mauvaise foi de leur part était risible ». Mais il suffisait de l’écouter parler un peu plus pour que le masque tombe.
"Je montre une institutrice qui a le dos tourné comme tous les professeurs et les instituteurs qui font un cours à des enfants et qui ne voit pas dans son dos une situation d'isolement, une petite situation qui est en train de s'installer et qui arrive tous les jours dans toutes les salles de classe de ce pays et des autres pays. Si tous les instituteurs étaient alertes et réactifs à cette problématique de l'isolement, on n'aurait pas besoin de former, de détecter le harcèlement, on n'aurait pas 700.000 enfants par an en souffrance. On n'aurait pas non plus des situations de drames et de suicide qui peuvent arriver aussi parce qu'on n'arrive pas à parler aux adultes de cette solitude et de ce sentiment d'injustice".
Dire qu’une telle situation arrive tous les jours dans toutes les classes de ce pays confirme la vision totalisante et binaire de Theuriau et montre sa méconnaissance de la réalité de l’école. Ce qu’elle dit est faux, prétentieux et malhonnête intellectuellement, mais bon, passe encore. En revanche, dire que si les instituteurs étaient alertes et réactifs à cette problématique, on n’aurait pas des situations de drame et de suicide, quasiment les accuser d’être responsables de la souffrance de 700.000 enfants, c’est tout simplement inacceptable.
Je n’ai pas été choqué par le clip, mais ces propos m’ont révolté. Qui es-tu, Mélissa Theuriau, pour mettre en doute ma bienveillance, mon attention portée au quotidien à mes élèves ?
Es-tu là, le matin, quand j’accueille chacun de mes élèves d’un sourire, à l’entrée de ma classe, histoire de lui dire personnellement qu’il est le bienvenu, un regard particulier pour chacun d’eux, afin de percevoir les contours de son humeur ?
Es-tu là quand j’observe mes élèves au quotidien, dans la classe, dans les escaliers, dans la cour, dans chacune de leurs activités ?
Es-tu là quand je note ce qui me semble une légère tristesse chez l’un, une absence chez l’autre, une petite agitation, depuis quelques jours, chez celui-là ?
Es-tu là quand je m’inquiète de cette petite larme, au sortir de la récré, quand je prends l’enfant à part et que je l’entoure de mon bras en lui demandant si tout va bien et en ouvrant un espace de parole ?
Es-tu là quand nous abordons les problèmes de la vie de la classe tous ensemble, quand nous réglons les soucis et les histoires entre élèves ?
Es-tu là durant toutes ces heures, chaque semaine, à sonder les mouvements intimes de ces petites âmes qui me sont confiées, avec en tête non seulement les symptômes de harcèlement, mais aussi de maltraitance familiale, de mal-être persistant ou même simplement de déprime passagère ?
Non, tu n’es pas là, mais cela ne t’empêche pas de me juger. Eh bien réjouis-toi, car malgré toute mon attention, malgré toute ma bienveillance et tout le soin porté à mes élèves, il m’est arrivé de ne pas voir une situation de harcèlement.
Le harcèlement à bas bruit
Il y a quelques années, une petite de ma classe se faisait embêter par deux gamines dans la cour de récré. Mon élève était une petite fille timide, je n’avais pas franchement vu de changement dans son comportement, dans son attitude globalement assez atone. C’est sa mère qui est venue me voir, sa fille lui avait parlé, il y avait déjà eu une affaire l’année précédente avec les fillettes en question et voilà qu’elles tentaient de recommencer. Je me suis chargé de parler aux deux pestouilles, dans des termes qui manifestement porté, car cela a cessé du jour au lendemain et ne s’est jamais reproduit.
D’abord, j’ai culpabilisé de ne pas avoir vu, de ne pas avoir deviné. Puis j’ai raisonné : tout se passait dans la cour, dans de petits recoins, souvent dans les toilettes, toujours hors de portée des adultes, et jamais de manière ostentatoire. Pas de coup, pas de brutalité, "juste" des mots, blessants, terriblement humiliants, perdus dans le volume sonore de la récréation. C’est que les harceleuses ne souhaitaient pas se faire attraper, évidemment, elles étaient le plus discrètes possible, pas de boulette, pas de quolibet haut porté, pas d’éclat de rire goguenard, Mélissa, dans la vraie vie le harcèlement prend la plupart du temps des formes bien plus complexes et pernicieuses.
Puisque tout se passait non seulement dans mon dos, mais dans celui de tous, enfants compris, je n’avais qu’une manière de m’apercevoir du harcèlement : un changement d’attitude quelconque chez mon élève, or il n’y en avait pas eu, car il n’y en a pas toujours de décelable, il y a mille façons d’être harcelé et mille encore d’y réagir et mon élève gardait tout en elle jusqu’au jour où elle était allée parler à sa mère, laquelle n’avait rien vu venir, elle non plus.
Tout le monde fait comme si le harcèlement scolaire n’était que l’affaire des enseignants (comme si l’enfant harcelé laissait son mal-être à l’école…), mais j’espère que si mon enfant va mal un jour, je le verrai avant ses professeurs.
La vidéo présentée à mes élèves
Cependant j’ai parfaitement compris que la vidéo ne s’adressait pas à moi, mais aux enfants de 7 à 11 ans. Aussi me suis-je dit que, si mes élèves étaient sensibles à son message, s’ils étaient touchés et si cela libérait leur parole sur le sujet, alors j’étais prêt à mettre de côté mes états d’âmes et mes réserves d’enseignant (même si je revendique le droit de donner mon avis sur la vidéo, puisque j’y suis représenté).
J’ai donc montré le clip à mes élèves, sans un mot de présentation. Puis je leur ai donné la parole, en leur disant simplement : « Je vous écoute ». Je n’ai quasiment pas parlé ensuite, me contentant de réguler les prises de parole durant la demi-heure qui a suivi, au cours de laquelle ils ont montré une magnifique écoute collective.
« Ca montre qu’il faut aider, qu’il faut en parler, soutenir ceux qui se font harceler.
- Il faut pas faire ce qu’on voudrait pas qu’on nous fasse.
- Moi je me suis mise à la place du garçon, c’est horrible !
- Il faut pas se moquer de celui qui a des difficultés, chacun est comme il est, il faut pas se moquer des différents, on est tous différents, en fait.
- On se rend compte aussi qu’on a fait ça, des fois, et si on se met à sa place, on se dit qu’il ne faut plus le faire.
- Ce qui m’échappe c’est le manque de réaction du petit. Peut-être qu’il a peur d’encourager les autres, il se dit que s’il dit rien ils vont arrêter.
- Il ne veut pas le dire parce qu’il a peur, les autres vont peut-être recommencer mais en pire et il a peut-être peur de ne pas être cru, de se faire traiter de rapporteur, de cafteur.
- Il est tellement traumatisé qu’il est immobile dans sa tête.
- Peut-être que la petite fille qui vient à la fin a déjà vécu la même chose.
- Ce qui est nul c’est faire ça pendant que la maitresse a le dos tourné ! C’est pire de faire dans le dos.
- Genre tu vas le faire devant la maitresse !
- Ceux qui font ça sont égoïstes, ils se sentent supérieurs pour se permettre de faire ça, ils se croient tout permis. En fait ils sont nuls et idiots.
- Ils n’ont jamais vécu ça pour se comporter comme ça.
- Peut-être au contraire qu’ils ont des problèmes aussi. Peut-être qu’ils ont déjà été harcelés, qu’ils ont pas supporté donc ils rendent le coup.
- Il y a plusieurs élèves qui ont l’air désolé mais qui ne disent rien, ils ont peur d’intervenir.
- Ceux qui ne font rien ne savent pas que c’est comme si c'était eux qui harcelaient, ils sont du côté de ceux qui harcèlent puisqu’ils ne font rien pour changer.
- Maitre, qu’est-ce qu’on risque si on ne dit rien ?
- C’est un comme au Moyen-âge, le petit garçon c’est le Tiers-Etat, les autres c’est le clergé et la noblesse !
- Oui, il est sur le Pilori !
- On dirait que la maitresse se fiche un peu de ce que ressent le garçon. Elle voit les boulettes et ne dit rien !
- On voit que c’est exagéré, cette vidéo, avec la boulette, la règle collées sur la joue ! Avec le bruit qu’ils font la maitresse doit savoir.
- Oui, c’est abusé, la maitresse, elle doit les entendre, ils font plein de bruit. Peut-être qu’elle est trop dans son monde, trop dans les maths.
- Elle est égoïste et sans pitié, elle entend forcément ! Vous, vous auriez entendu, maitre !
- Ca se voit que ça s’est pas passé en vrai, elle ne voit pas la règle, elle est aveugle et sourde !
- Peut-être qu’elle n’aime pas trop ce petit garçon.
- Peut-être qu’elle-même a été harcelée ou harceleuse.
- C’est sûr, c’est vraiment exagéré, mais si elle entend les enfants et leur dit « arrêtez », alors la vidéo ne peut pas montrer le harcèlement ! C’est comme si ceux qui ont fait la vidéo avaient fait exprès qu’elle entende pas pour que le harcèlement soit possible ».
Nota : on recommande vivement le visionnage d'autres vidéos sur le sujet, nettement mieux fichues, celle la campagne de 2012, sur la même trame que celle de Theuriau (mais au collège, dans une situation réaliste et où l'enseignant n'est pas caricatural) et aussi celles-là, faites par des élèves : l'une destinée aux élèves de l'élémentaire, celle-ci, destinée aux collégiens, et cette dernière, réalisée par les élèves du lycée Apollinaire de Créteil. Trois bijoux.
On conseille aussi la lecture de ce point de vue syndical qui montre que la nuance existe aussi de ce côté-là.
Enfin, aux journalistes donneurs de leçon (ils ne le sont pas tous !) qui accusent les profs de « kidnapper le débat » mais seraient les premiers à s'indigner d'une caricature de leur métier, je conseille la lecture de ce post, déjà ancien, qui leur montrera qu’on se penchait sur le sujet à une époque où il avait bien moins de place dans leurs colonnes et qui s’appuie sur une étude qu’ils ne liront jamais.
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