Charlie, dans ma classe

(Crédit David Stockman / Belga Mag / Belga / AFP)

Ce n’est qu’à la fin de cette terrible, si triste journée du 7 janvier 2015, passée accablé et sans voix, à essayer de réaliser ce qui s’était passé et à pleurer les disparus et le vide laissé, que l’enseignant a refait surface en moi. Dans quelques heures, j’allais me retrouver face à mes élèves. Que faire ? Et d’abord, faut-il faire quelque chose ? Quel doit être le rôle de l’école, le rôle de l’enseignant, dans une telle situation ?

Rapidement, il apparaît impossible de faire comme si de rien n’était. Pas question. L’école est dans la vie, l’école est dans la société, elle n’a pas à s’en tenir coupée ou faire la sourde oreille, elle y a au contraire toute sa place, c’est même là que se joue chaque jour la société des enfants.

Et puis, la plupart des élèves sont au courant de ce qui s’est passé, c’est certain. Mais de quoi, au juste ? Mes élèves ont sept, huit ans, le monde des adultes est omniprésent autour d’eux, mais eux sont encore de petits enfants : qu’ont-ils perçu, qu’ont-ils compris, que leur a-t-on dit, chez eux ? J’en suis sûr, des choses bien différentes, entre ceux que les parents ont protégés autant que possible, ceux qui ont parlé en famille, ceux qui ont passé la journée devant les chaînes infos…

On abordera donc le sujet, demain. Mais comment ? La liberté d’expression, le droit à l’opinion, la liberté de la presse, ce sont de vastes sujets pour ces petits bouts. Il faudra trouver des mots simples, des exemples parlants. Laisser la parole aux enfants, bien sûr, répondre à leurs questions. Je ne veux pas en faire trop, non plus. Aborder le drame, sans que cela soit dramatique. Mettre à distance, la juste distance.

 

Sur un site web, je trouve carrément une fiche de préparation pour une séance sur l’attentat contre Charlie, autour de la liberté d’expression et la presse. Déjà. Qui a dit que les profs n’étaient pas réactifs ?...

Sur les réseaux sociaux, les enseignants s’interrogent. Plusieurs ont eu la même idée : lire avec les élèves le poème de Paul Eluard, « Liberté ». L’idée me plaît, je relis ce sublime texte, ses fulgurances poétiques me paraissent un peu complexes pour mes élèves, mais j’en garde quelques extraits et commence à réfléchir à ce qu’on va en dire.

J’apprends alors qu’une minute de silence sera respectée dans toutes les écoles de France. On commencera donc par ça. Pourquoi cette minute de silence, les enfants ?

 

… En arrivant à l’école, jeudi matin, je retrouve mes collègues en grande discussion. Au centre des débats, cette fameuse minute de silence : prévue à 12.00 dans tout le pays, elle aura lieu en pleine cantine, certains élèves seront dans le réfectoire, d’autres dans la cour, d’autres dans le préau, d’autres seront chez eux, et l’idée nous plaît moyennement, alors on décide de devancer l’horaire et de se retrouver tous à 11.25, dans le préau. Ensemble.

On monte dans la classe, dans les escaliers j’écoute les élèves discuter (« mais si, quatre journalistes, ils sont mort d’une balle !... »), visiblement certains ne savent pas, ou pas beaucoup, d’autres sont eux bien au courant, d’autres ont compris… ce qu’ils ont compris.

Discussion, en classe :

- Ce sont des méchants, ils sont venus tuer des journalistes qui faisaient des dessins parce qu’ils n’aimaient pas leurs dessins.

- Quoi, seulement pour ça ??!!

- S’ils aimaient pas leurs dessins, il suffisait de leur dire !

- C’était quoi, comme dessins ?

- Ben, des dessins qui se moquent, par exemple de la religion.

- Oui, et c’est justement des religieux qui les ont tués, parce qu’ils aiment pas qu’on se moque.

- Moi, j’aime pas qu’on se moque de moi mais je vais pas tuer, quand même !

- C’est qui, Charlie ?

- C’était un journaliste, c’est pour ça que tous ceux qui s’appellent Charlie se sont réunis avec des bougies.

J’interviens pour dire les faits, les expliquer, préciser, nuancer. Rassurer aussi. Et puis je leur explique que nous sommes dans une démocratie, que l’on a le droit de dire, de penser et de dessiner ce qu’on veut, dans le respect des lois. Qu’ailleurs, dans beaucoup de pays, les gens sont emprisonnés pour avoir dit ce qu’ils pensaient, les journaux sont interdits, la liberté n’existe pas. Les enfants ouvrent de grands yeux ronds, petits enfants de France ils découvrent leur chance d’être d’ici, ils découvrent que la liberté ne coule pas de source.

Nous lisons les vers d’Eluard, ils perçoivent très vite le besoin de liberté, l’espoir qui naît de ce simple mot. Je leur explique le contexte dans lequel Eluard a écrit, le parachutage de 1942, ils comprennent le poids des mots, la liberté de penser, d’écrire.

Puis je leur demande ce qu’est la liberté, pour eux. L’un d’eux lève la main.

« C’est être libre de construire sa vie sans guerre, sans peine, sans malheur et sans regret ».

 

Ce jeudi 8 janvier, des scènes similaires ont eu lieu dans des milliers de classes françaises.

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