L'information aurait pu rester dans les registres poussiéreux du recueil Lebon du Conseil d'Etat, si Claude Lelièvre (sur son blog), ne l'avait mise en lumière il y a quelques jours. Les profs ont donc 5 semaines de vacances par an, a indiqué le Conseil d'Etat, dans un avis qui pourrait faire jurisprudence et qui clôt le débat sur le temps de vacances des profs (à moins qu'il ne l'ouvre…) tout en posant, en creux, la question du statut des enseignants.
Conseil d'Etat contre droit européen
Voici l'histoire : une prof d'espagnol a demandé devant la justice le report de ses congés annuels de l'été 2010 à l'issue de son congé maternité (comme cela se fait dans la plupart des grandes entreprises), lequel avait eu lieu d'avril à octobre. Dans un premier temps, le tribunal administratif de Besançon lui donne raison, s'appuyant sur le droit européen. Une directive européenne (76/207) demande en effet que "les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour que les travailleuses […] bénéficient d'un congé de maternité d'au moins quatorze semaines continues", une autre directive (2003/88) précisant que cela doit s'appliquer "à tous les secteurs d’activité, privés ou publics". La Cour de justice européenne ajoute qu'une travailleuse a droit au bénéfice de son congé annuel lors d'une période distincte de celle de son congé maternité. Pour le droit européen et le TA de Besançon, la chose est entendue : la prof est dans son droit.
Mais dans un deuxième temps, le Conseil d'Etat, considérant l’affaire, a donné tort à la jeune femme le 26 novembre dernier. Plus que la décision rendue, ce sont les termes employés qui pourraient bien constituer une révolution : "Une enseignante ne peut exercer son droit à un congé annuel, d’une durée égale à cinq fois ses obligations hebdomadaires de service, que pendant les périodes de vacance des classes". Vous avez bien lu, l'information est claire : la durée légale de congé annuel d'un prof est de 5 semaines et se distingue donc de celle des élèves.
Un statut paradoxal
Evitons de considérer cette affaire du point de vue du sens commun : qu'une prof demande à reporter ses congés d'été parce qu'elle était en congé maternité pendant les vacances va vite sembler énorme à beaucoup de monde, moi le premier. Il faut ici considérer le droit, rien que le droit : cette jeune femme est-elle un travailleur comme les autres ?
Oui, dit le Conseil d'Etat, en affirmant une durée légale de congé identique à celle des autres travailleurs (5 semaines), malgré la spécificité d'un métier lié au rythme de l'école et de l'enfant (16 semaines de vacances).
Non, dit le même Conseil d'Etat, en déclarant que la prof ne peut disposer de ses congés comme les autres travailleurs, en raison de la spécificité de son métier qui lui impose de suivre le rythme de l’école et de l'enfant (36 semaines de classe).
On voit bien que du point de vue du droit, le Conseil d'Etat, outre qu'il contredit le droit européen (je ne serais pas étonné que tout ceci finisse devant le Cour européenne), qu'il opère à l'égard de la population enseignante féminine une manière de discrimination, se contredit dans la même phrase, établissant un statut paradoxal d'une prof qui aurait les mêmes devoirs que les autres, mais pas les mêmes droits.
Bien sûr, cette décision du Conseil d'Etat ne va pas changer le quotidien des profs dans l'immédiat. Mais elle pourrait fort bien être amenée à faire jurisprudence, en posant le cadre réglementaire pour, par exemple, instituer la formation sur le temps de vacance, le passage à 6 semaines l’été (dans les cartons du ministère), etc.
10 mois payés sur 12, un mythe ?
Cette décision aura le mérite de clore (?) un de ces débats sans fin dont le web est friand.
Tout prof a un jour lu sur la toile que les enseignants étaient en fait payés 10 mois étalés sur 12, les deux mois de vacances d'été n'étant pas payés. Tout concourt à penser qu'il s'agit d'un mythe, auquel nombre d'enseignants croient dur comme fer, probablement parce qu'il permet de justifier la faiblesse de leur salaire. Un mythe qu'un papier de Jean-Paul Brighelli dans Marianne en 2010 a contribué à relayer, malgré une mise au point immédiate et très étayée d'un prof de maths, Michel Delord, complétée par le blog L'Hérétique. De nombreux autres blogs, y compris syndicaux, ont depuis repris l'argumentaire de Delord.
- Le texte de décret "du 10 juillet 1946" sur lequel Brighelli s’appuie n'existe pas ; seul un décret du 11 avril 1946 existe, sur la "création et la composition d'une commission chargée d'étudier le reclassement des rémunérations accordées aux différentes catégories de fonctionnaires".
- Sur ce décret s'appuie le décret du 10 juillet 1948 (Brighelli aura confondu) "portant classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l'Etat relevant du régime général des retraites", qui fixe le montant de la rémunération des fonctionnaires (pour l'anecdote, il est co-signé par François Mitterrand, alors ministre des Anciens Combattants)
- La loi 83-634 de 1983, dite loi Le Pors, fixe les droits et les obligations des fonctionnaires et aborde la question des rémunérations dans l'article 20, la question des congés dans l’article 21, deux articles modifiés en 2007.
A aucun endroit ces textes, lesquels fixent le cadre réglementaire aujourd'hui en vigueur, n'indiquent que le statut des enseignants diffère de celui des autres fonctionnaires. Le salaire des enseignants est donc calculé comme celui de tous les autres fonctionnaires, avec la même grille indiciaire, sur le même calcul simple de la valeur du point d’indice multiplié par le nombre de points.
En 1986, question posée au ministre
Cette histoire de 10 mois payés sur 12 ne date pas d’hier, puisqu'en 1986, nous rappelle Lelièvre, le député RPR Robert-André Vivien avait déjà interpellé le ministre de l'Education nationale, René Monory, en soutenant que "les commissions interministérielles du 6 janvier 1945 et du 11 avril 1946, ainsi que le décret du 10 juillet 1946 portant sur le traitement des différents fonctionnaires de l'Etat, avaient fixé les traitements des enseignants aux 10/12ième de celui des fonctionnaires de grade équivalents afin de tenir compte des vacances alors plus importantes dont ils bénéficiaient".
Il lui avait été répondu que "en application du décret n° 48-1108 du 10 juillet 1948 modifié, le classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l'Etat affiliés au régime général des retraites est défini par les indices extrêmes bruts qui leur sont affectés dans les tableaux annexés à ce décret. Ce décret constitue le seul fondement réglementaire en la matière. Il n'existe pas de règle juridique ni de clause implicite établissant un rapport entre les rémunérations des personnels enseignants et celles des fonctionnaires appartenant à des corps classés dans les mêmes catégories".
Pour être clair : seul le décret de 1948 et son tableau fixant les indices font référence, et le décret n'établit aucune différence de rapport (10/12è par exemple) entre les enseignants et les autres fonctionnaires.
Un décret de 1950 ?
Partant du principe que tout texte remplace le précédent, ne sont donc recevables que ceux ultérieurs à 1948. De nombreuses pages web font état d'un décret datant de 1950 qui alignerait la rémunération des profs sur la grille des autres cadres A de la fonction publique. A l'occasion de cet alignement, on aurait "retiré à cette grille l'équivalent de deux mois de traitement, puis divisé le tout par 12".
Si on prend le temps d'approfondir, on s'aperçoit :
- que la plupart des pages qui abordent la question sont signées du même homme : Laurent Tarillon, enseignant de sciences économiques et sociales à Grenoble ; à quelques reprises, c’est le nom de Didier Cherel qui apparaît, mais le texte est à peu de choses près identique.
- que dans aucune de ces pages, le décret de 1950 n'est cité ni sourcé.
- en cherchant, on trouve bien en 1950 plusieurs décrets concernant les enseignants du secondaire : le décret 50-1253 du 6 octobre 1950 (fixant les taux de rémunération des heures supplémentaires d’enseignement effectuées pour les personnels enseignants des établissements d’enseignement du second degré) ; le décret 50-581 du 25 mai 1950 ("portant règlement d'administration publique pour la fixation des maximums de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements d'enseignement du second degré") ; le décret 50-582 du 25 mai 1950 ("portant règlement d’administration publique pour la fixation des maximums de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements publics d’enseignement technique"); le décret 50-583 du 25 mai 1950 ("fixation des maximums de service hebdomadaire des professeurs et des maîtres d’éducation physique et sportive titulaires et délégués"). Par parenthèse, ces trois décrets ont été modifiés en 2007 par le décret 2007-187 du 12 février.
Dans aucun de ces décrets n'apparaît le calcul qui enlève "l'équivalent de deux mois de traitement" à la grille, puis divise par 12. Et pour cause : le premier décret cité concerne les heures supplémentaires, les autres abordent la question du temps de service et non des rémunérations. Existe-t-il un autre décret datant de 1950 ? Je ne l'ai pas trouvé.
Il faut décrire précisément le statut des enseignants
Il faudrait donc se rendre à l'évidence : tant que personne ne proposera de texte attestant du statut spécifique des enseignants, nous devons considérer que nous sommes payés sur 12 mois, comme tout le monde (nous sommes encore plus mal payés que nous le croyions).
De tout ceci, il ressort au moins une chose : plus que jamais, il est nécessaire de mettre à plat la question du statut des enseignants. Il y aurait moins de fantasmes si les choses étaient claires, moins d'interprétations s'il existait un texte précis. Tant qu'un texte ne fera pas autorité, on prêtera le flanc à toutes les confusions.
Dans le projet de loi sur l'école publié jeudi dernier, pas un mot sur cette question urgente. Peut-il y avoir une réelle "refondation de l'école" sans une redéfinition précise du statut des enseignants ?
Note du 10/11, 19 h 53 : Le Café Pédagogique a interrogé le ministère sur la décision du Conseil d'Etat, voici la réponse (un brin embêtée) : "Le raisonnement du Conseil ne fixe pas les congés d'été des enseignants. Il rappelle le droit de base. D'ailleurs dans un autre article il rappelle le calendrier fixé par le ministre. Ce texte est uniquement une analyse en droit d'une situation par rapport à une demande de droit européen. La question du Conseil n'est pas de fixer la durée des vacances. Le recours du ministère n'était pas par rapport à cela. C'est par rapport à une situation individuelle. Le ministère ne demandait pas le temps de travail des enseignants mais d'éclaircir les droits de cette personne. C'est anecdotique".
Ah, tant mieux.
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