Non, les profs ne sont pas payés 10 mois par an

(Crédit AFP / Fred Dufour)

C'est un vieux serpent de mer qu'un article de Libération a fait resurgir en cette période de congé estival :  les enseignants seraient en fait payés 10 mois étalés sur 12, les deux mois de vacances d'été n'étant pas payés. Tout concourt à penser qu'il s'agit d'un mythe, auquel nombre d'enseignants croient dur comme fer, probablement parce qu'il permet de justifier la relative faiblesse de leur salaire.

Mythe

Un mythe qu'un papier de Jean-Paul Brighelli dans Marianne en 2010 a contribué à relayer, malgré une mise au point immédiate et très étayée d'un prof de maths, Michel Delord, complétée par le blog L'Hérétique. De nombreux autres blogs, y compris syndicaux, ont depuis repris l'argumentaire de Delord.

- Le texte de décret "du 10 juillet 1946" sur lequel Brighelli s’appuie n'existe pas ; seul un décret du 11 avril 1946 existe, sur la "création et la composition d'une commission chargée d'étudier le reclassement des rémunérations accordées aux différentes catégories de fonctionnaires".

- Sur ce décret s'appuie le décret du 10 juillet 1948 (Brighelli aura confondu) "portant classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l'Etat relevant du régime général des retraites", qui fixe le montant de la rémunération des fonctionnaires (pour l'anecdote, il est co-signé par François Mitterrand, alors ministre des Anciens Combattants)

- La loi 83-634 de 1983, dite loi Le Pors, fixe les droits et les obligations des fonctionnaires et aborde la question des rémunérations dans l'article 20, la question des congés dans l’article 21, deux articles modifiés en 2007.

A aucun endroit ces textes, lesquels fixent le cadre réglementaire aujourd'hui en vigueur, n'indiquent que le statut des enseignants diffère de celui des autres fonctionnaires. Le salaire des enseignants est donc calculé comme celui de tous les autres fonctionnaires, avec la même grille indiciaire, sur le même calcul simple de la valeur du point d’indice multiplié par le nombre de points.

En 1986, question posée au ministre

Cette histoire de 10 mois payés sur 12 ne date pas d’hier, puisqu'en 1986, nous rappelle Lelièvre, le député RPR Robert-André Vivien avait déjà interpellé le ministre de l'Education nationale, René Monory, en soutenant que "les commissions interministérielles du 6 janvier 1945 et du 11 avril 1946, ainsi que le décret du 10 juillet 1946 portant sur le traitement des différents fonctionnaires de l'Etat, avaient fixé les traitements des enseignants aux 10/12ième de celui des fonctionnaires de grade équivalents afin de tenir compte des vacances alors plus importantes dont ils bénéficiaient".

Il lui avait été répondu que "en application du décret n° 48-1108 du 10 juillet 1948 modifié, le classement hiérarchique des grades et emplois des personnels civils et militaires de l'Etat affiliés au régime général des retraites est défini par les indices extrêmes bruts qui leur sont affectés dans les tableaux annexés à ce décret. Ce décret constitue le seul fondement réglementaire en la matière. Il n'existe pas de règle juridique ni de clause implicite établissant un rapport entre les rémunérations des personnels enseignants et celles des fonctionnaires appartenant à des corps classés dans les mêmes catégories".

Pour être clair : seul le décret de 1948 et son tableau fixant les indices font référence, et le décret n'établit aucune différence de rapport (10/12è par exemple) entre les enseignants et les autres fonctionnaires.

Un décret de 1950 ?

Partant du principe que tout texte remplace le précédent, ne sont donc recevables que ceux ultérieurs à 1948. De nombreuses pages web font état d'un décret datant de 1950 qui alignerait la rémunération des profs sur la grille des autres cadres A de la fonction publique. A l'occasion de cet alignement, on aurait "retiré à cette grille l'équivalent de deux mois de traitement, puis divisé le tout par 12".

Si on prend le temps d'approfondir, on s'aperçoit :

- que la plupart des pages qui abordent la question sont signées du même homme : Laurent Tarillon, enseignant de sciences économiques et sociales à Grenoble ; à quelques reprises, c’est le nom de Didier Cherel qui apparaît, mais le texte est à peu de choses près identique.

- que dans aucune de ces pages, le décret de 1950 n'est cité ni sourcé.

- en cherchant, on trouve bien en 1950 plusieurs décrets concernant les enseignants du secondaire : le décret 50-1253 du 6 octobre 1950 (fixant les taux de rémunération des heures supplémentaires d’enseignement effectuées pour les personnels enseignants des établissements d’enseignement du second degré) ; le décret 50-581 du 25 mai 1950 ("portant règlement d'administration publique pour la fixation des maximums de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements d'enseignement du second degré") ; le décret 50-582 du 25 mai 1950 ("portant règlement d’administration publique pour la fixation des maximums de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements publics d’enseignement technique"); le décret 50-583 du 25 mai 1950 ("fixation des maximums de service hebdomadaire des professeurs et des maîtres d’éducation physique et sportive titulaires et délégués"). Par parenthèse, ces trois décrets ont été modifiés en 2007 par le décret 2007-187 du 12 février.

Dans aucun de ces décrets n'apparaît le calcul qui enlève "l'équivalent de deux mois de traitement" à la grille, puis divise par 12. Et pour cause : le premier décret cité concerne les heures supplémentaires, les autres abordent la question du temps de service et non des rémunérations. Existe-t-il un autre décret datant de 1950 ? Je ne l'ai pas trouvé.

 

... Deux conclusions s'imposent. 1. S'il y a tant de flou, tant de fantasmes autour des vacances et de la rémunération des profs, c'est que quelque chose manque, dans la description de leur statut. 2. Ceux qui pensaient n'être payés que 10 fois l'an vont devoir se rendre à l'évidence : leur salaire mensuel est moins élevé que ce qu'ils croyaient. Rassurons-les : au final, ça revient au même.

 

Nota : ce billet reprend la majeure partie d'un autre, publié en décembre 2012. On y relatait également un arrêt du Conseil d'état établissant que les profs n'ont que 5 semaines de congés payés. On conseille aussi la lecture de ce billet de Claude Lelièvre, qui rappelle que les vacances d'été ne sont pas liées historiquement aux travaux des champs, comme on l'entend ou le lit parfois.

 

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook.