Evaluer… qui et pourquoi ?

Il y a quelques temps l’Université René Descartes organisait une journée de débats sous la coupole de son grand amphi dans le cadre des « Controverses de Descartes ». Le débat qui m’a le plus intéressé concernait l’évaluation. Animé par Alain Bentolila, il opposait Laurent Danon-Boileau, prof à Descartes, psychanalyste et linguiste, spécialiste du langage chez l’enfant, à Michel Quere, chercheur au CNRS et directeur de la DEPP (Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance). La DEPP est ce département du  ministère de l’EN qui produit, à travers divers rapports, les statistiques qui permettent d’évaluer le système éducatif. On se souvient que sous Chatel, la DEPP avait été placardisée et que nombre de ses rapports, parce que gênants pour la politique alors menée, avait été enterrés – à tel point que plusieurs membres de la DEPP avaient participé à la création du site de fact-cheking « Les déchiffreurs de l’éducation ».

On imagine bien qu’entre le spécialiste du langage de l’enfant et l’expert en statistiques publique, la notion d’évaluation ne recouvre pas la même chose. L’un se préoccupe de progrès de l’élève et évalue à ces fins. L’autre s’intéresse au fonctionnement du système éducatif, qu’il évalue. Mais tous les deux sont amenés à évaluer… les élèves.

« On a passé le cap de la massification »

QUERE – Pourquoi cette question de l’évaluation vient-elle sur le devant de la scène actuellement ? La première raison est qu’on a passé le cap de la massification à l’école. On passe donc d’un enjeu de quantité à un enjeu de qualité. Et puis l’Education Nationale est le 1er budget de l’état. Il est nécessaire d’avoir des instruments pour mesurer l’efficacité de la politique engagée, des indicateurs de performance. Enfin, il y a une vraie pression internationale, notamment avec PISA, un instrument d’évaluation international qui vient nous "provoquer" sur ce qu’est l’évaluation.

DANON-BOILEAU – Bien sûr, il faut évaluer, car toute évaluation suppose une prise de décision. L’enseignant pourra ainsi décider d’orienter les apprentissages, de mettre en place une aide pédagogique avec des objectifs précis. Il pourra déterminer la zone proximale de développement de l’élève. Mais avoir une grille de lecture standardisée n’est pas la meilleure solution pour le pédagogue, qui préfèrera l’observation directe. Il faut bien avoir à l’esprit que les évaluations fondées sur des grilles standard sont tributaires de la manière dont on répond à une question de départ. Cela me rappelle un dicton : « si tu ne veux pas qu’on te mente, ne pose pas de question » (rires dans la salle).

 « Il faut en fait discuter des usages des évaluations »

QUERE – A quoi je répondrai par un autre dicton, est-allemand je crois : « l’optimisme est un toujours un manque cruel d’information » (sourires). Nous sommes en fait aux deux bouts du spectre. De ton côté tu cherches quels instruments mettre en place pour évaluer l’élève dans la classe, de notre côté nous essayons de créer les outils qui permettront d’estimer l’évolution, la trajectoire d’un élève. Il n’y pas lieu d’opposer les deux, il faut en fait discuter des usages des évaluations. Cette question de l’usage est décisive : PISA [enquête triennale de l'OCDE sur l'école], par exemple, n’a rien à voir avec l’évaluation du système éducatif. Les évaluations PISA consistent au fond à mobiliser des connaissances à des fins de résolution de problèmes de la vie quotidienne – ceci afin de juger si un sujet est adaptable ou pas au marché du travail, au réel.

DANON-BOILEAU – La réalité c’est que sur le terrain ces évaluations sont considérées comme des obligations, pas comme des outils, parce qu’inadaptées à mon sens. Il faut davantage sensibiliser l’élève sur le fait qu’une évaluation va lui permettre de savoir où il en est. Il doit pouvoir comprendre pourquoi il a chuté, les raisons pour lesquelles il a pris le mauvais chemin, et les circulaires sur l’évaluation ne contribuent pas à ça. Il doit y avoir moins de prescriptif, plus d’incitatif.

QUERE – On est d’accord, si on est sur le registre de l’obligation, ça ne sert à rien. L’important, c’est d’équiper l’enseignement. L’évaluation fait partie intégrante du parcours scolaire, du rapport maître / élève. Mon souci à moi, c’est de construire des instruments d’évaluations standardisées qui permettent de percevoir les acquisitions à l’échelle du système.

« Le savoir est toujours émergent »

DANON-BOILEAU – Le problème réside dans la manière dont on demande aux enseignants de s’emparer de ces outils. Il y a une binarisation de la connaissance. Or du point de vue de l’enseignant, le savoir est toujours émergent, en ébauche. Il est donc nécessaire de varier les supports, de multiplier les occurrences. L’inverse de ce que proposent les évaluations standardisées.

QUERE – Les QCM disent beaucoup de choses qui permettent de décrypter les acquisitions, les apprentissages. Mais ce n’est pas dans la culture française. Il est pourtant possible, sur la base de leurs résultats, de dire aux enseignants « que faites-vous, maintenant ? », et d’infléchir les pratiques pédagogiques. Il faut une médiation convenable pour que l’enseignant se rende compte de ce qu’il peut modifier grâce à ça. Je veux donner un message d’optimisme sur l’utilité des évaluations standardisées si elles sont pratiquées correctement.

DANON-BOILEAU – Je te renvoie à ta citation sur l’optimisme… (rires dans la salle). Il y a aussi le problème de la généralisation. Ce qui vaut quelque part ne veut plus rien dire ailleurs.

QUERE – D’accord sur les difficultés de la généralisation. Il est nécessaire de travailler à une échelle qui soit suffisamment importante pour être signifiante.

« Les évaluations se résument souvent à de la compréhension de consigne »

Danon-Boileau lit alors quelques consignes d’une évaluation standardisée proposée en Grande Section de maternelle, comme s’il s’adressait aux élèves.

 "Je vais vous dire ce que vous devez faire. Écoutez bien, vous devez faire exactement ce que je dis. Attention on commence.

1) Prenez le crayon de papier et dessinez une fenêtre à la maison. Prenez le crayon de papier et dessinez une fenêtre à la maison (chaque consigne doit être lue deux fois, de manière neutre).

2) Dessinez une cheminée sur le toit de la maison. Dessinez une cheminée sur le toit de la maison.

3) Barrez le chien. Barrez le chien.

4) Entourez l’arbre. Entourez l’arbre.

...etc."

DANON-BOILEAU – On voit bien que c’est une situation incompréhensible dans laquelle on place les élèves. Qu’est-ce qui est évalué ? Comprendre une consigne collective ? D’accord, mais alors il faut faire comprendre à l’élève que c’est ça qu’on évalue. Parce qu’ici on teste la capacité de l’enfant à comprendre une consigne collective, avant d’évaluer toute autre capacité. Rien par exemple sur la capacité à répondre en groupe, petit ou grand. Le schéma est rigide : consigne collective, réponse individuelle. Les évaluations se résument souvent à de la compréhension de consigne.

QUERE (qui semble embêté) – Cette évaluation à laquelle tu fais référence ne vient pas de nous. L’évaluation est un métier, un savoir-faire. La DEPP a une capacité d’expertise et de construction d’outils d’évaluation reconnue à l’international. On construit les instruments d’évaluation sur le terrain pendant un an l’année d’avant, avec les élèves. Il n’est pas certain que ce travail en maternelle soit représentatif de cette technicité au regard de la multiplicité des instruments d’évaluation des acquis des élèves à travers des évaluations standardisées.

BENTOLILA intervient – Je suis contre l’évaluation catégorisante. Mais faut-il se boucher les yeux sur la différence entre un enfant qui a 450 mots de vocabulaire et l’autre 2500 ? Il ne faut pas jeter l’évaluation en maternelle a priori.

DANON-BOILEAU – Je suis favorable à l’évaluation si les parties prenantes sont concernées et associées à l’évaluation : comment on la fait, quelle pensée le sujet peut avoir sur l’évaluation, c’est ça l’important.

 

Pour prolonger, quelques liens vers d'autres billets de ce blog : sur les évaluations nationales, sur PISA, sur l'évaluation en maternelle.

 

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