Non, les enfants éthiopiens n’apprennent pas à lire seuls avec des tablettes

Avant-hier, une amie a posté sur facebook un lien vers un article de rue89 avec ce commentaire : « je sens que Lucien ne va pas aimer le titre de cet article ». Le titre ? « Apprendre à lire sans prof ? Les enfants éthiopiens y arrivent ». Mazette. Ni une ni deux, aussi sceptique qu’intrigué, j’ouvre le lien.

L’article nous relate une "expérience" menée dans deux villages éthiopiens, où l’on a livré des cartons enfermant des tablettes numériques à destination des enfants, analphabètes. Extrait de l’article :

« "Je pensais que les enfants commenceraient par jouer avec les cartons", raconte Negroponte, l’initiateur du projet. Mais les cobayes ont très vite apprivoisé leur nouvel outil : "Après quelques minutes, ils avaient déballé et mis en route les tablettes. Après une semaine, chaque enfant utilisait en moyenne 47 applications par jour. Après deux semaines, les enfants chantait les chansons sur l’alphabet." Quelques mois plus tard, les tablettes étaient toujours fréquemment utilisées, et certains enfants commençaient à écrire des mots. Ils avaient tous personnalisé leur tablette, et même fait leur débuts de pirate informatique : "Un imbécile chez nous avait bloqué l’accès à la caméra, alors ils ont “hacké” Android [le système d’exploitation installé sur la tablette, ndlr] pour l’activer à nouveau." »

Et Negroponte de poursuivre :

« S’ils peuvent apprendre à lire tout seul, ensuite ils peuvent apprendre en lisant. Pourrait-on leur donner un outil pour ça, sans avoir à construire des écoles, embaucher des professeurs, fournir des manuels ? Des enfants parviennent à apprendre à lire sans aller à l’école en Ethiopie, tandis qu’à New York, d’autres n’arrivent pas à ce niveau alors qu’ils vont à l’école. Que faut-il en conclure ? »

… Je ne sais pas vous, mais j’ai tout de suite eu envie d’en savoir plus. Qui est ce Negroponte, qu’est-ce que ce projet OLPC, quels sont les buts pédagogiques précis de l’opération, les procédures exactes suivies, la nature et le contenu des applications proposées aux enfants, surtout ce que signifie vraiment ici « apprendre à lire ».

 

Le projet OLPC de Negroponte

Nicholas Negroponte a fait toute sa carrière au Massachussets Institute of Technology (MIT), où il obtient d’abord un diplôme d’architecture, avant de se spécialiser dans l’interface homme / machine dès la fin des années 60. Il crée dans les années 80 le media lab, qu’il dirige toujours et qui s’occupe plus particulièrement de recherche en communication. En 1996, Negroponte publie un livre, « L’homme invisible », best-seller traduit en 40 langues, dans lequel il exprime sa vision de ce qu’est une interface homme / machine, s’interroge sur leur interaction et imagine le futur des nouvelles technologies, convaincu que l’ordinateur aidera l’homme à apprendre : il y « défend les mérites du « faire » en démontrant que le réel peut prendre plus de sens lorsqu’on construit par exemple une grenouille sur un ordinateur au lieu de la disséquer ».

Mûri pendant des années par Negroponte, le projet One Laptop per Child (OLPC) est monté en 2005 au sein du media lab. L’idée de Negroponte, est que la technologie peut éliminer la pauvreté par l’éducation. « Le projet a pour objectif de fournir des ordinateurs comme outil éducatif aux enfants des pays en voie de développement. Pourquoi un ordinateur pour chaque enfant des pays en développement ? Si vous remplacez "ordinateur" par "éducation", tout devient clair. Donner un ordinateur à un enfant, c'est lui fournir l'accès à une éducation de qualité, gage d'une meilleure vie future et clé du développement humain » peut-on lire sur le site OLPC France.

Il suffit donc, d’après Negroponte, de donner un ordinateur à un enfant pour l’éduquer…

Xoom, de Motorola

Ici il convient peut-être de préciser que le projet se présente comme étant à but non lucratif : les ordinateurs sont vendus à prix coûtant et sont équipés de logiciels exclusivement libres de droits. Le financement de l’opération se fait par des dons à la fondation OLPC (présidée par Negroponte) allant jusqu’à 2 millions de dollars. Principaux donateurs : AMD, Brighstar Corporation, eBay, Google, SES, Marvell, News Corporation Nortel, Red Hat, tous dans le domaine des nouvelles technologies. N’en doutons pas, ces entreprises ont toutes intérêt à développer de tels projets… Le retour sur investissement viendra, d’une manière ou une autre.

En cherchant un peu, on trouve une autre donnée troublante : Negroponte siège au conseil d’administration de Motorola. Or, c’est Motorola qui fabrique le Xoom, l’ordinateur utilisé en Ethiopie…

 

Critique de OLPC

Depuis ses débuts, OLPC essuie un certain nombre de critiques (problèmes techniques, lassitude des utilisateurs, sous-utilisation…). Il y a deux ans, Kentaro Toyoma, professeur de l’information à Berkeley, a publié dans le Boston Review un article dans lequel il critique frontalement Negroponte et OLPC. Pour Toyoma, d’abord enthousiaste sur les questions d’apprentissage par ordinateur interposé mais revenu de toutes les expériences auxquelles il a assisté, “les nouvelles technologies suscitent de l’optimisme et de l’exubérance qui sont souvent déçus par la réalité”. Pour lui, "les effets d’une technologie sont complètement dépendants de l’intention et de la capacité des gens à la manipuler”. Or, sur le terrain, la capacité à s’emparer de la technologie est très diverse. La techno-utopie, qui consiste selon lui à croire que la diffusion à grande échelle des technologies peut apporter des solutions à la pauvreté et aux autres problèmes sociaux, a tendance à assimiler la pénétration de la technologie au progrès. Or la technologie n'est pas le progrès. Attaquant OLPC, il constate que le projet promeut son ordinateur en misant sur l’auto-apprentissage alors même qu’il ne se préoccupe ni de pédagogie, ni du corps enseignant qui sert d’intermédiaire, ni des systèmes scolaires des pays en question. Toyoma relève que le nom même de l’OLPC trahit sa préoccupation essentiellement technologique, aucunement pédagogique.

Pour Toyoma, il y a une forme de déni dans ce type de projet : « Il est beaucoup moins douloureux d’acheter une centaine de milliers d’ordinateurs que de fournir une véritable éducation pour une centaine de milliers d’enfants. Il est plus facile de gérer une hotline de santé en messagerie texte que de convaincre les gens de faire bouillir l’eau avant de l’ingérer. Il est plus facile d’écrire une application qui aide les gens à savoir où ils peuvent acheter des médicaments que de les persuader que la médecine est bonne pour leur santé. » L’illusion de l’éducation contre l’éducation en elle-même.

Matt Keller / MIT

Enfin Toyoma attaque OLPC sur l’aspect financier : "Le coût de développement de l’OLPC correspond à peu près à la moitié du budget que l’Inde consacre à l’éducation de ses élèves. Quel sens peut pourtant avoir le cout d’un ordinateur alors que (…). 0,5 $ par an et par élève pourrait servir à fournir des médicaments pour réduire l’incidence des parasites qui causent des maladies et augmenter la fréquentation scolaire de 25 % ? (…) Si l’OLPC prétend être un projet d’éducation, plus qu’un projet technologique, dans le même temps, il attend que des gouvernements dépensent 100 millions de dollars pour 1 million d’ordinateurs portables”.

 

Savoir l’alphabet n’est pas savoir lire

Revenons à l’expérience éthiopienne. Si on écoute bien, Negroponte lui-même n’est au fond pas sûr que les enfants éthiopiens apprennent ou apprendront à lire : « After week two, the kids were singing ABC songs in the village. Will they learn how to read ? Will this lead to deep reading? The votes are still out.” Ces enfants vont-ils apprendre à lire ? Chanter ABC mènera-t-il à une lecture réelle ? s’interroge Negroponte, qui ajoute : les pronostics restent ouverts.

Voici donc le mien, qui risque de décevoir Negroponte et les journalistes de rue89 : ce n’est pas parce qu’un enfant sait l’alphabet qu’il sait lire. Tout instit de maternelle sait bien qu’un enfant à qui l’on chante n’importe quoi plusieurs fois par jour (une appli avec les chansons ABCs par exemple) apprendra la chanson sans la comprendre pour autant. Mon fils connaît l’alphabet mais ne sait pas lire.

Animals, mes premiers mots

On nous dit aussi que les petits éthiopiens ont commencé à apprendre à écrire ; un article de numérama nous apprend en fait qu’en utilisant une application pour dessiner, un enfant a écrit le mot « lion » sous son illustration. On n’en saura pas plus, aucun rapport n'ayant été rendu public par Negroponte. Je repense encore à mon fils, jouant sur mon iPhone à « animals, mes premiers mots », un jeu où il faut retrouver l’ordre des lettres selon un modèle, puis sans modèle, avec la même illustration. A force de mémoriser le mot « crabe », il sait « l’écrire » quand apparait l’image du crabe. Sait-il écrire pour autant ? Non. Sait-il lire le mot crabe ? Non, il le reconnaît.

Si Negroponte voulait prouver que des enfants peuvent s’emparer de la technologie et apprendre seul des tas de choses, c’était pas la peine d’aller en Ethiopie : il lui suffisait d’observer n’importe quel gamin devant un iPad, ou mon fils devant mon iPhone. Qu’il me soit en revanche permis d’entretenir de sérieux doutes sur la capacité d’un enfant à apprendre à lire par la seule grâce d’une série d’applications se recoupant les unes les autres de façon peu ordonnée. Je ne dis pas qu’il est impossible d’apprendre à lire seul avec une tablette, je dis que c’est peut-être possible avec un programme pédagogique construit, adapté, fouillé et complexe, testé, révisé, je dis que ça demande du temps, et que ça ne marchera pas pour tous les enfants, loin de là. Bref, je pense qu’on est encore loin de l’idéal Negroponte (qui devrait pour commencer se pencher sérieusement sur ce qu’est l’apprentissage de la lecture). On relit alors avec un brin d’agacement ce qui se révèle un questionnement artificiel de Negroponte : "Des enfants parviennent à apprendre à lire sans aller à l’école en Ethiopie, tandis qu’à New York, d’autres n’arrivent pas à ce niveau alors qu’ils vont à l’école. Que faut-il en conclure ?". Que les enfants éthiopiens n’ont pas (encore) appris à lire, donc que la question ne se pose pas ?

 

 

Note du 5 novembre, 14 h 30 : suite à ce billet, l'auteur de cet article sur rue89, Yann Guegan, a modifié son contenu, signalant l'existence de critiques envers le projet OLPC et renvoyant vers cet article http://readwrite.com/2012/10/23/readwriteweb-deathwatch-one-laptop-per-child-olpc

Note du 6 novembre, 5 h 40 : Yann Guegan, reconnaissant que le titre de son article était quelque peu excessif, vient de le modifier... "Apprendre à lire sans prof ? Les enfants éthiopiens s'y emploient" est donc le nouveau titre (tout aussi erroné que le précédent, mais bon).

 

En commentaire, Hubert Guillaud, journaliste, renvoie à un article instructif qu'il a écrit sur le blog internetactu des Echos : http://www.internetactu.net/2012/10/17/linnovation-educative-une-question-economique/

 

Nota : Pour ceux que ça tente, voici une vidéo de la présentation par Negroponte de son travail et de l'expérience éthiopienne (c'est vers une heure environ, ça dure une quinzaine de minutes).

Pour ceux qui préfèrent zapper Negroponte, voici une saine lecture : un article du Nouvel Obs au titre évocateur "Accros aux écrans, nos enfants, ces mutants" (c'est un peu à charge, mais plutôt intéressant).

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