Les dramatiques événements de Nice qui ont vu 84 personnes trouver la mort, le 14 juillet 2016, ont suscité dans le milieu politique une créativité sans bornes dans la course frénétique à l’idée la plus populiste. Entre les propositions d’internement de toutes les personnes fichées « S » (idée récurrente depuis les attentats de janvier 2015), de déclaration d’illégalité du salafisme, de tir au lance-roquettes sur tout véhicule dangereux ou le souhait d’amender la Constitution en raison de la gêne que ce texte créerait aux entournures de la sécurisation extrême de notre quotidien, il est permis d’appréhender avec inquiétude chaque nouvelle « solution au terrorisme » que nos hommes politiques, en particulier nos parlementaires, font sortir de leur chapeau.
Dans la cacophonie d’idées martiales que l’on a vu émettre ces jours-ci et qui préoccupent jusqu’à M. Raffarin (figure peu gauchisto-révolutionnaire s’il en est), accordons quelques instants d’attention à l’une des propositions avancées par M. Sarkozy, ancien président de la République et avocat de profession, qui consisterait en la création d’un délit de non-dénonciation de la radicalisation d’autrui.
Cette nouvelle infraction obligerait toute personne qui en aurait connaissance à dénoncer un individu qui se radicaliserait, sous peine de sanctions pénales.
Ahem. Par où commencer ?
Ce délit s’inspirerait a priori de celui de non-dénonciation de crime prévu par l’article 434-1 du code pénal, qui oblige toute personne à dénoncer un crime lorsqu’il est possible d’en prévenir ou limiter les effets, ou lorsque les auteurs sont susceptibles de commettre un nouveau crime.
Il saute immédiatement aux yeux que ces deux infractions n’auraient en réalité rien à voir pour une raison somme toute basique : la « radicalisation » n’est en effet pas une infraction en France.
Il serait d’ailleurs souhaitable que M. Sarkozy nous éclaire d’une définition un tant soit peu précise de la radicalisation qu’il entend dénoncer. J’ai dans l’idée qu’il serait difficile d’aboutir à un concept suffisamment précis pour servir de base à une disposition pénale. La loi pénale étant d’interprétation stricte, « pratique religieuse extrême » ou « simagrées trop écartées de nos valeurs françaises chrétiennes pour être admissibles » risquent de ne pas suffire à assurer la salubrité religieuse du territoire national.
Au demeurant, on ne peut qu’observer qu’en France, à ce jour, rien n’interdit d’adopter des pratiques religieuses susceptibles d’être qualifiées de radicales dès lors que l’ordre public ne s’en trouve pas affecté, laïcité républicaine oblige. Les catholiques ont le droit d’entendre la messe en latin et de péleriner à genoux. Les juifs peuvent se couvrir la tête (ou les cheveux) et ne pas travailler pendant le shabbat. C’est le regard extérieur qui qualifie telle pratique de radicale – et de regards extérieurs, il y en a autant que d’individus.
Il est donc extrêmement délicat d’envisager un délit de non-dénonciation de radicalisation, alors même que la « radicalisation » elle-même ne serait nullement illégale.
Rappelons aussi qu’une loi visant expressément une religion en particulier ne saurait être admise en France, pour de bêtes questions d’égalité devant la loi et de refus des discriminations religieuses (oui, le juridisme a la vie dure, c’est fâcheux mais dura lex, comme on dit). Je ne peux évidemment soupçonner M. Sarkozy d’avoir souhaité limiter le champ d’application de son nouveau délit à l’islam… Où serait donc fixé le seuil de la radicalisation pénalement dénonçable ?
A un style vestimentaire identifiable ? Prêtres catholiques en soutane, juifs Hassidim en tenue traditionnelle seraient aussi exposés à la délation qu’un salafiste en djellaba.
A un parti-pris visible sur le plan de la pilosité faciale ? Les popes orthodoxes seraient en posture délicate (outre une masse considérable de hipsters qui nous rappellerait rapidement que les services de renseignement français n’ont pas les moyens de traiter des flux trop importants d’informations dépourvues d’intérêt).
A des usages alimentaires spécifiques ? Mieux vaudrait dans ce cas s’abstenir de manger cacher ou hallal (sans même parler du végétarisme des bouddhistes et des jaïns).
A la pratique fréquente de la prière seul ou en groupe, chez soi ou dans des lieux consacrés ? Autant commencer immédiatement à dresser des listes de personnes non dénonçables, ça ira plus vite.
Et je vous rappelle qu’il vous appartiendrait à vous, simple citoyen, d’ouvrir votre œil d’aigle afin de repérer et dénoncer utilement aux autorités compétentes les radicalisés potentiels, sous peine d’être pénalement sanctionné, vous. Oui, VOUS.
Ce potentiel délit vous paraît impraticable ? Je vous rassure : s’il reste un atome de bon sens à qui que ce soit au Parlement ou au Conseil constitutionnel, il ne franchira même pas l’obstacle de l’épreuve théorique, et M. Sarkozy en sera quitte pour avoir obtenu un effet d’annonce et, le cas échéant, quelques voix en mal d’accents martiaux.
J’ai bien dit « si ».