Depuis les meurtres commis dans les locaux de Charlie Hebdo et ceux qui les ont suivis de près, un large mouvement d’opinion est né, interprétant notamment ces actes comme une attaque à la liberté d’expression largement utilisée par l’hebdomadaire satirique, qui constitue l'un des fondements d’une démocratie telle que la nôtre.
Pourtant, presque paradoxalement, depuis la commission de ces crimes, de nombreuses personnes ont été poursuivies, condamnées, voire incarcérées pour avoir usé de cette liberté d’expression dans des conditions permettant de retenir à leur égard l’infraction d’apologie ou menace d’actes de terrorisme. Le nombre de 70 à 100 procédures engagées depuis lors est avancé.
Cette situation est-elle juridiquement fondée ? Souvent. Les suites données et peines prononcées apparaissent-elles excessivement sévères ? Souvent aussi, à mes yeux.
La liberté d’expression est inscrite à l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi »).
De même, l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme précise que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (…). L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».
Il a donc toujours été admis, depuis la Révolution, que certaines restrictions puissent être apportées à la liberté d’expression, afin d'éviter divers abus. C’est ainsi qu'à compter du XIXe siècle, le législateur est intervenu pour réglementer l'usage de cette liberté, protégeant ainsi l’honneur des individus, leur vie privée ou l’ordre public et créant les infractions de diffamation, d’injure, d’atteinte à la vie privée, de provocation au suicide, de provocation publique et directe à la commission d’un génocide ou de provocation directe incitant un mineur à faire usage de stupéfiants. L'objectif était de préserver l’ordre public qui comprend notamment la sécurité des personnes et des biens.
C’est le cas également des infractions d’apologie de certaines infractions (crimes d'atteintes à la vie, à l'intégrité, d'agressions sexuelles, des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l'ennemi) prévues par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse et de l’infraction d’apologie d’actes de terrorisme, définie par l’article 421-2-5 du code pénal, sanctionné par une peine de cinq années d’emprisonnement et de 75.000 € d’amende (ces peines étant portées à sept années d'emprisonnement et de 100.000 € d'amende lorsqu'est utilisé "un service de communication au public en ligne").
Cette dernière infraction se distingue toutefois des autres puisqu'elle est incorporée dans le code pénal (et non au sein de la loi sur la presse) et peut à ce titre poursuivie selon la procédure de comparution immédiate, permettant un jugement du prévenu dès l’issue de la garde à vue.
L'apologie se définit comme "l'éloge ou justification de quelqu'un ou quelque chose, présentés dans un discours". Elle se trouve constituée, selon la Cour de cassation, lorsque "les propos incriminés constituent une justification desdits crimes". L'infraction peut également prendre la forme de la mise en valeur de la mémoire d'une personne à raison de l'activité de celui-ci - la Cour s’est notamment prononcée sur le cas de la publication d'un ouvrage qui décrivait de manière positive Philippe Henriot, éditorialiste au cours de la seconde guerre mondiale, pour ses actions de combat contre la Résistance.
Dans ces conditions, l’apologie d’un acte de terrorisme sera constituée dès lors qu’une personne fera l’éloge ou justifiera un acte terroriste, ou saluera la mémoire d’un terroriste.
Cette prévention a été utilisée à de nombreuses reprises, ces jours derniers, devant diverses juridictions françaises pour poursuivre plusieurs dizaines de personnes ayant tenu des propos se rapportant à l'attentat de Charlie Hebdo, notamment dans le cadre de procédures de comparution immédiates.
Ainsi à Toulouse, un jeune homme qui s'est adressé aux contrôleurs d'un tramway en criant : « Les frères Kouachi, c'est que le début, j'aurais dû être avec eux pour tuer plus de monde » a été condamné à une peine de dix mois d'emprisonnement, à laquelle s'ajoute la révocation d'un sursis antérieur d'une durée de deux mois.
A Paris, un homme algérien a été condamné à une peine de 15 mois d'emprisonnement pour avoir notamment tenu les propos suivants à des policiers : « Fuck la police, fuck la France, police de pute (…) Les frères Kouachi et Coulibaly ont eu raison. Ce sont des gentils. Je suis un terroriste. Allahou Akbar. Je vais mettre une bombe sur les Champs Elysées ». Il avait en outre proféré des menaces de mort et propos antisémites à l'encontre d'un médecin de l'Hôtel-Dieu.
A Bourgoin-Jallieu, un homme de 28 ans visiblement atteint d’une déficience mentale légère a été condamné par le tribunal correctionnel à une peine de six mois d'emprisonnement.
La sévérité des sanctions prononcées interroge, s’agissant d’infractions commises le plus souvent par des personnes alcoolisées, sans publicité particulière. Par comparaison, les infractions d’apologie de crimes ou délits, voire d’actes de terrorisme commises par voie de presse ont le plus souvent été sanctionnées de peines d’amende. Certains crient à la justice d’exception, compte tenu de la disproportion des peines appliquées avec celles habituellement prononcées en droit de la presse.
On peut aussi se poser purement et simplement la question de la caractérisation de l’infraction d'apologie du terrorisme poursuivie à l’encontre d’une mineure nantaise de 14 ans qui, lors d'un contrôle dans un tramway, a déclaré aux agents "on est les soeurs Kouachi, on va sortir les kalachnikovs !". Difficile en effet de reconnaître a priori dans ces termes l'éloge de la mémoire des deux tueurs ou de leurs actes, comme la justification de ces derniers. Le discours provocateur et menaçant de l'adolescente pourrait mieux correspondre au délit d'outrage à personne chargée d'une mission de service public prévu par l'article 433-5 du code pénal.
Il convient toutefois de relever que certaines juridictions se sont appliquées à appliquer strictement les textes légaux aux faits poursuivis devant elles : le tribunal correctionnel d’Ajaccio a ainsi relaxé deux individus qui avaient lancé « Allahou Akbar » à l’approche de policier, considérant avec raison que ce terme ne constituait pas l'apologie de quelque acte terroriste que ce soit.
La question de la définition de l’apologie se posera très certainement dans le cadre des poursuites engagées à l’encontre de Dieudonné, qui a été placé en garde à vue pour avoir publié sur son compte Facebook, peu après l'épilogue de la course aux meurtriers, qu'il se sentait "Charlie Coulibaly", d’autant plus que le tribunal correctionnel de Montpellier a relaxé vendredi un jeune homme qui avait inscrit une formule identique sur un registre de condoléances tenu au commissariat. Le tribunal a considéré que le délit « d’'apologie directe et publique d'un acte de terrorisme n'était pas constitué », selon les propos de son avocat.
Pour stupides, provocateurs et volontairement choquants que soient les termes utilisés par Dieudonné, ils ne me paraissent pas relever d’une définition stricto sensu de l’apologie.
Alors certes, par sa circulaire du 12 janvier 2015, Mme Taubira, Garde des Sceaux, a enjoint aux Procureurs de la République placés sous son autorité de faire preuve d'une "grande réactivité dans la conduite de l'action publique", en adressant une "réponse pénale systématique, adaptée et individualisée" aux faits commis en la matière, d'en poursuivre les auteurs « sous la qualification pénale la plus haute, en retenant systématiquement la circonstance aggravante (le caractère raciste ou antisémite) lorsqu’elle est établie ». Mais en cette période difficile où tout est prétexte à emballement médiatique, la justice doit garder la tête froide et se souvenir que la loi pénale est d'interprétation stricte, et que les poursuites doivent être exercées à l'encontre des délinquants sous la qualification correspondant le plus précisément aux faits. Bien davantage que de jolies statistiques, c'est la justice que nous devons rendre, chers collègues.