Etudier voilée en France : et si c'était normal ?

Le principe de laïcité républicaine revient régulièrement dans le débat médiatique, à l’occasion, par exemple, de la mise en place de crèches à l’initiative de conseils généraux ou de mairies ou de l’instauration de plages horaires réservées à certaines catégories de personnes dans les piscines municipales.

Le dernier épisode en date concerne le port du voile, un professeur de l’université Paris XIII ayant été renvoyé, le 6 février dernier, pour avoir refusé de faire cours en présence d’une femme voilée. Depuis lors, Mme Boistard, secrétaire d’Etat aux droits des femmes, a annoncé qu’elle serait favorable à une interdiction totale du voile au sein des universités, position contredite quelque temps plus tard par Mme Fioraso, alors ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, ainsi que par M. Valls, premier ministre, entrainant de ce fait de multiples réactions d’hommes et femmes politiques : au sein de l’UMP, en particulier, MM. Fillon et Juppé se sont ainsi affirmés défavorables à cette interdiction, tandis que M. Ciotti déposait pour sa part une proposition de loi visant à prohiber tout signe ostensible d’appartenance religieuse dans les établissements d’enseignement supérieur.

Une étudiante voilée dans l'enceinte de l'université Paris Ouest Nanterre La Défense (Hauts-de-Seine), le 4 mars 2015.

 

Jetons un œil aux textes applicables en la matière et à l’interprétation qu’en fait la jurisprudence, concernant le principe de laïcité d’une part et la liberté religieuse d’autre part, cette dernière résultant elle-même de la liberté de conscience et de la liberté d’expression – autant dire que nous causons ici de droits fondamentaux de notre République. La question est donc ici de savoir quelles limites peuvent être apportées à la liberté d’expression des convictions religieuses au nom de la laïcité républicaine.

Ces deux principes de laïcité et de liberté religieuse sont intimement liés par les textes qui les consacrent. Ainsi, l’article 1er de la Constitution précise que “la France est une République laïque. Elle respecte toutes les croyances”.

En application de ce texte, le Conseil constitutionnel a défini en 2004 le principe de laïcité en interdisant à tout individu de se prévaloir de ses convictions religieuses pour déroger aux règles qui régissent les relations entre les collectivités publiques et les individus.

Si la laïcité trouve son fondement légal initial dans la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, on peut observer que ce texte ne définit nullement cette notion mais énonce des principes concernant l’exercice des cultes :

  • la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ;
  • la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

La loi consacre donc le principe de liberté et celui de neutralité de l’Etat à l’égard des religions, la liberté de culte impliquant nécessairement la liberté d’exprimer ses convictions religieuses.

Cette liberté de culte peut se manifester de différentes façons, selon la jurisprudence. Le droit de changer de prénom pour des raisons religieuses a été validé, dès lors qu’existe un intérêt légitime.

Le droit de bénéficier d’autorisations d’absence pour participer à des fêtes religieuses, si elles sont compatibles avec le fonctionnement normal du service public a de même été admis.

A ainsi été jugé illégal le refus d’autorisation d’absence un vendredi saint fondé sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une fête religieuse légalement prévue. Cette liberté n’est d’ailleurs pas seulement religieuse, mais également spirituelle, le Conseil d’Etat ayant eu l’occasion de confirmer une décision autorisant l’absence d’un agent athée pour la célébration de la mort de Giordano Bruno sur le bûcher à Rome le 17 février 1600.

C'est principalement au sujet du port de signes religieux par des élèves au sein des établissements scolaires que des difficultés sont apparues au cours des années 80.

En 1989, le Conseil d’Etat a tranché la question de la compatibilité du port de signes d’appartenance à une religion avec le principe de laïcité en affirmant "le droit pour les élèves d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui".

Le Conseil d’Etat a ajouté que "le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses".

Cette liberté ne saurait toutefois "permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou d'autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public".

Le Conseil d’Etat a donc posé le principe de la liberté d’expression de sa religion au sein des établissements scolaires par le biais de signes divers, tout en précisant corrélativement les limites admissibles à cette liberté. 

Sur la base de cette position, la jurisprudence a censuré le règlement intérieur d’un établissement interdisant le port de tout signe distinctif religieux, politique ou philosophique ; a de même été considérée comme illégale l’interdiction générale pour des élèves d’avoir "la tête couverte".

Concernant le foulard en tant que marque d’appartenance à la communauté musulmane, le Conseil d’Etat a à plusieurs reprises admis que ce signe religieux n’avait pas nécessairement un caractère ostentatoire ou prosélyte, le port du voile n’entraînant pas ipso facto un trouble à l’ordre public au sein de l’établissement d’enseignement en cause : ne constitue pas ainsi "un “signe présentant par sa nature un caractère ostentatoire ou revendicatif et dont le port constituerait dans tous les cas un acte de prosélytisme” le foulard par lequel des élèves entendent exprimer leurs convictions religieuses".

La limite posée au port de signes religieux, et notamment du voile, reste le trouble à l’ordre public au sein de l’établissement, cette pratique ne pouvant justifier des absences répétées, notamment à des cours d’éducation physique.

Malgré l’équilibre qui existait ainsi au sein des établissements scolaires, le législateur est intervenu en 2004, modifiant le code de l’éducation, qui précise depuis lors que "dans les écoles, les collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit."

Ce texte ne prohibe que les seules manifestations ostensibles d’appartenance à une religion. Demeure en conséquence autorisé le fait d’arborer une étoile de David, une main de Fatima et une petite croix.

Il convient par ailleurs de relever que la loi de 2004 ne concerne que les établissements publics, et non les établissements privés.

Surtout, cette loi ne concerne en l’état nullement les établissements d’enseignement supérieur. Dans ces conditions, au sein des universités notamment, l’avis du Conseil d’Etat demeure applicable.

Cette situation m’apparaît à la fois saine et raisonnable dans la mesure où, par définition, les études supérieures concernent pour l’essentiel des individus majeurs (ou en voie de l'être à brève échéance), libres et en capacité de faire leurs choix en termes de croyances religieuses (ou de s’en abstenir) sans que celles de leur voisin de banc ne constituent une incitation ou une perturbation intolérable en la matière. Ces études ne correspondent en outre pas à une obligation scolaire à laquelle seraient soumise toute une catégorie de population, mais sont au contraire choisies jusque dans leur contenu (toutes proportions gardées, évidemment ; je n’avais pas bien conscience, en commençant mes études de droit, que je devrais ingérer des cours relatifs à la fiscalité des collectivités territoriales ou à l’économie politique, mais là n’est pas le débat), le port du voile ne venant ainsi contrecarrer l’enseignement d’aucune matière.

Rappelons enfin que l’on parle bien ici du voile destiné à dissimuler uniquement les cheveux de la personne (hijab), et non du niqab ou de la burqa qui ne laissent apparaître, au mieux, que les yeux de l’intéressée et tomberaient à ce titre sous le coup de la loi du 11 octobre 2010 qui a contraventionnalisé toute dissimulation du visage dans l'espace public.

Bref, en cette journée internationale pour les droits des femmes, ne pourrait-on former le vœu que celles-ci puissent faire le double choix de poursuivre des études supérieures (facteur d’émancipation, d’intégration sociale et d’indépendance personnelle s’il en est) et de pratiquer une religion dans les limites raisonnablement fixées ?