Talamoni et Simeoni : la guerre des mots des nationalistes corses

L'autonomiste Gilles Simeoni et l'indépendantiste Jean-Guy Talamoni à l'Assemblée de Corse à Ajaccio, le 2 janvier 2018. (PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP)

A Bastia, ce mercredi 7 février, devant les élus nationalistes fraîchement élus, Emmanuel Macron a précisé sa vision de l’avenir de la Corse lors d'un discours fleuve. Si le chef de l'Etat s'est montré ferme en ne pliant pas sur les revendications nationalistes portant notamment sur la co-officialité de la langue, le statut de résident, l'amnistie des prisonniers dits "politiques", il s'est montré favorable à ce que la Corse soit mentionnée dans la Constitution. Et la "Madame Corse" du gouvernement, Jacqueline Gourault, d'applaudir des deux mains : "C’est la première fois qu’un président de la République dit qu’il envisage d’inscrire la Corse dans la Constitution". Tout au long de cette séquence corse, de la démonstration de force populaire dans les rues de l'île jusqu'aux prises de parole médiatique avant l'arrivée d'Emmanuel Macron pour imposer l'agenda, s'est jouée à fleurets mouchetés une impitoyable guerre des mots, nouvel horizon de la communication politique.

Penser les mots comme décrivant la réalité sociale est aujourd'hui une illusion

C'est par leur usage que l'on construit la réalité. Les nationalistes l'ont bien compris, eux qui ont gagné la bataille des mots en imposant médiatiquement le terme "guerre", en français dans le texte. C'est ce que dénonce l'écrivain et journaliste corse, François-Paul Paoli, sur le plateau des Voix de L'Info de Sonia Mabrouk sur CNews : "Il n'y a jamais eu de guerre en Corse. Il n'y a jamais eu une armée contre une autre armée. Quand Talamoni dit le FLNC a vaincu l'armée française, il sort du sens commun. Il n'y a jamais eu de guerre en Corse. Il y a eu des groupes paramilitaires, cent cinquante clandestins, grand maximum, qui ont commis ce qu'ils ont commis, mais ils n'ont jamais affronté une armée en face d'eux." Comme ce fut le cas avec les nationalistes catalans, le tandem Simeoni et Talamoni, ne déroge pas à la règle. Chaque mot est un énoncé idéologique et public. Il en va ainsi de la reprise du terme "nationalistes corses", sans autre forme de nuance. Or, derrière ce terme générique, la coalition à la tête de l'Assemblée corse est plurielle. En son sein, vous trouvez des autonomistes corses, issus de Femu a Corsica, dont le leader est Gilles Simeoni, et des indépendantistes de Corsica Libera de Jean-Guy Talamoni. Les premiers souhaitent un statut d'autonomie proche de celui de la Nouvelle-Calédonie, tout en restant dans la République française. Les seconds appellent de leurs voeux l'indépendance de l'île. Il en va de même lorsqu'il est question de la bataille autour du terme "nation", si malmené aujourd'hui. L'Europe est en quête existentielle d'un modèle politique et que les Etats-Nations sont en crise de toutes parts. Sur l'ïle de Beauté, indépendantistes et autonomistes se trouvent autour de l'existence d'une nation corse. Or, la Constitution rappelle que la nation française est une et indivisible dans la République. "Il n'y a qu'un peuple, c'est le peuple français et il n'y a qu'une langue", a prévenu la ministre Jacqueline Gourault. Ce qui n'empêche évidemment pas Jean-Guy Talamoni de retweeter cette citation de Michel Vergé-Franceschi, historien spécialiste de la Corse, pour faire valoir le bien-fondé de son combat sémantique. 

Récit contre récit : chaque acteur essaie d'imposer sa vision du monde

Car le langage s’avère être une arme politique extrêmement puissante. Chaque terme a une connotation bien spécifique et frappe le récepteur consciemment ou non. À coups de récits opposés et de négation des récits des autres, chaque camp essaie d'imposer sa propre vision du monde, sa propre lecture de l'Histoire. Et s'opère alors une forme de brouillage énonciatif. Ainsi, une bataille médiatique a fait rage autour de l'expression "prisonniers politiques" qu'ont tenté d'imposer les nationalistes en demandant leur "rapatriement". En réalité, il s'agit de détenus corses, condamnés par la justice, dont ils souhaitent le rapprochement. Pas de prisonniers arrachés à leur patrie par une nation adverse.  l’origine et aux fondements de tout discours résident une cause à gagner, un contradicteur à évincer, des arguments à contester et, en fin de compte, un auditeur à persuader de la supériorité d’une vision du monde inscrite dans une hiérarchie des valeurs et des préférences", rappelle Loïc Nicolas, chercheur, spécialiste du discours politique et membre du laboratoire Protagoras. 

De l'argumentation logique, nous sommes passés à l'imposition de mots "totem"

Au-delà de la question corse, l'emploi des mots par les politiques dans le champ médiatique questionne les chercheurs. "Finie la bataille des idées, aujourd'hui, ce sont les mots qui l'ont emporté. Parfois même, dans une sorte d'anticipation citationnelle, les politiques se servent de ces mots prononcés en discours comme des hashtags sur Twitter. Avant les petites phrases étaient citées à partir des discours, aujourd'hui on en arriverait presque à ce qu'un discours soit une somme de petites phrases", Julien Longhi, Professeur des universités en sciences du langage à l'Université de Cergy-Pontoise. Une analyse à laquelle se rallie Loïc Nicolas qui précise à Damien Arnaud du Cercle des Communicants Francophones : "Le discours politique n'est plus aujourd'hui regardé comme un 'tout'' doté d'une fonction (en l'occurrence persuader, rallier les indécis, convertir les opposants, faire vibrer les coeurs, donner envie de se déplacer aux urnes, etc.). Il est devenu une 'somme de parties' (mots, petites phrases, mimiques) susceptibles d'être prélevées puis diffusées via les nouveaux médias. Pour moi, cela s'apparente à ce que fait la médecine légale : des autopsies. Est-ce à dire que la parole politique est morte ? Je ne pense pas, mais nous devons être vigilants et tâcher d'urgence de la revigorer". 

Depuis quelques années déjà, en matière de communication politique, le choix des mots se révèle déterminant pour gagner la bataille de l'opinion et in fine imposer sa vision du monde. C'est à se demander si certains ne se réfugient pas le plus clair de leur temps sous un bouclier sémantique ou symbolique au détriment de l'argumentation et des actes.

Anne-Claire Ruel

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