Largement absentes de l’histoire des guerres, les femmes y ont pourtant toujours joué un rôle essentiel, et pas seulement à l’arrière. Jusqu’à la fin du mois d’août, ce blog revient sur les trajectoires de combattantes oubliées : après Nancy Wake et Louise de Bettignies, retour sur l’existence agitée d’une sportive hors du commun devenue espionne pour la Gestapo : Violette Morris.
Née à Paris rue des Saints Pères, fille d’un baron capitaine de cavalerie, élevée chez les sœurs de l’Assomption… À première vue, Violette Morris avait toutes les chances de connaître l’existence typique des femmes de son milieu et de son temps, éduquées pour tenir leur rang, quelque part entre aisance bourgeoise et ennui proustien. Et pourtant : douée d’un tempérament et d’un physique hors du commun, Émilie Paule Marie Violette Morris va faire exploser tous les cadres de la bonne société.
Mariée en 1913, Violette ne s’imagine pas rester sagement chez elle lorsque éclate la Première guerre mondiale et rejoint le front, par patriotisme autant que par goût de l’action. De la Somme à Verdun, Violette y traverse les pires batailles comme ambulancière d’abord, comme estafette ensuite. Elle en revient avec un langage de charretier, le goût des vêtements masculins et des idées bien arrêtées sur le rôle des femmes dans une société où elles n’ont encore que la place que les hommes veulent bien leur laisser.
Elle résume le tout en une formule dont elle fera sa devise : « ce qu’un homme fait, Violette peut le faire ». Ce qu’elle va s’efforcer de prouver.
Une athlète des Années Folles
Au lendemain de la Grande guerre, les sociétés occidentales connaissent un bouleversement profond, en particulier sur le plan des mœurs. Si le style Garçonne évoque surtout aujourd’hui une coupe de cheveux courts, son émergence est une des conséquences des idées portées depuis quelques années par les mouvements féministes : la Garçonne, c’est une femme libre qui ne prend de leçons de personne et s’émancipe à tous les niveaux. Ce qu’elle affiche au grand jour en s’habillant et en se comportant comme les hommes – cheveux courts et gominés donc, mais aussi complets-vestons, cravates et cigarettes.
Violette, de son côté, profite d’une constitution hors du commun pour s’imposer sur un terrain longtemps considéré comme purement masculin : le sport. Athlète complète et solide – 1,66 mètre pour 68 kilos – Violette ne tarde pas à faire parler d’elle et devient « la Morris ». Football, athlétisme, courses automobiles, équitation, tennis, haltérophilie, boxe : licenciée au Femina Sport puis à l’Olympique de Paris, Violette touche à tout – et gagne tout : de 1919 à 1935, elle accumule titres et médailles dans toutes les disciplines possibles et imaginables et obtient plus de vingt titres nationaux, dont un Bol d’Or. Le tout en descendant ses trois paquets de cigarettes par jour, toujours impeccablement vêtue d’un complet on ne peut plus masculin.
Mais voilà : ça grince dans la bonne société, pour des raisons qui n’ont pas grand-chose à voir avec le sport. Célèbre, « la Morris » est aussi controversée pour ses mœurs. On lui reproche pêle-mêle d’être ouvertement bisexuelle, d’avoir au lendemain de son divorce une aventure jugée bien tapageuse avec le boxeur Raoul Paoli, de s’exprimer dans une langage un peu trop fleuri et de corrompre la jeunesse dans ses cours de tennis.
Bref, tout un arsenal de critiques dont Violette semble se moquer royalement jusqu’en 1927.
Le procès du pantalon
A un an des Jeux olympiques de 1928 – les premiers à programmer officiellement des épreuves féminines – la Fédération d’athlétisme lui refuse le renouvellement de sa licence pour atteinte aux bonnes mœurs. Un drame pour Violette qui porte plainte ; le procès, en février 1930, se concentre autour du fait que l’athlète « porte culotte dans la rue » en flagrante contradiction avec une ordonnance de… novembre 1800 qui réglemente le port du pantalon pour les femmes. Violette a beau tempêter, elle perd son procès pour un texte vieux de 130 ans – texte qui ne sera officiellement aboli qu’en 2013, pour la petite histoire.
A la sortie du tribunal, Violette réagit avec son style habituel : « ... Et on vient dire, la bouche en cul de poule : mais elle s’habille en homme, mais elle boxe un connard d’officiel qui arbitre à tort et à travers, mais elle se balade à poil dans les vestiaires, comme si ce n’était pas justement réservé à ça, mais elle « dévergonde » nos filles ! Tout ça parce qu’un jour j’ai roulé un patin à une môme qui me collait au train ! Elle se disait amoureuse de moi, ça arrive, figure-toi, ces choses-là. Mais je n’ai jamais débauché personne de force. »
Du grand classique jusque-là, mais la suite de l’interview prend un drôle de tour : « Ce pays de petites gens n’est pas digne de ses aînés, pas digne de survivre. Un jour, sa décadence l’amènera au rang d’esclave, mais moi, si je suis toujours là, je ne ferai pas partie des esclaves ». Prophétique.
Pour l’heure, Violette semble se ranger. Privée de toute compétition, l’athlète se concentre sur son magasin d’accessoires pour automobiles et vélos à Paris, commerce qui fait hélas rapidement faillite. Un échec que Violette attribue aux exigences de son propriétaire, d’origine juive – détail qui contribue largement à son antisémitisme de plus en plus affirmé. Et qui explique peut-être le tournant que prend alors son existence.
Virage allemand
Invitée d’honneur de l’Allemagne hitlérienne aux Jeux Olympiques de Munich, en 1936, Violette y développe un intérêt pour le nazisme qui vire rapidement à l’admiration. Elle est remarquée par des services allemands sensibles à ses relations dans les milieux sportifs, artistiques et intellectuels comme par le parfum de scandale qui entoure sa vie privée : habituée des nuits parisiennes, Violette en sait long sur les petits secrets du tout-Paris. Toujours bon à prendre : Violette est recrutée.
Dès 1937, alors que la situation internationale se tend de plus en plus, Violette fait merveille auprès des Allemands, à qui elle fournit des renseignements précis sur les plans de défense des villes françaises ou sur les équipements de l’armée, à commencer par ses nouveaux chars de combat, les Somua S-35. La même année, Violette fait encore parler d’elle en abattant un cambrioleur qui avait eu la mauvaise idée de s’intéresser à la péniche où elle vit avec sa compagne. La légitime défense est retenue, Violette est acquittée.
Tortionnaire rue Lauriston
Mais c’est sous l’Occupation que l’ancienne sportive donne sa pleine mesure au service de la Gestapo. Recrutée par le chef des renseignements de la SS à Paris, Helmut Knochen, elle recrute des espions, cherche à infiltrer les premiers réseaux de résistance dans l’ouest et s’oppose aux efforts du SOE, les services spéciaux anglais.
Par l’intermédiaire d’un ancien truand, Henri Chamberlin, Violette rejoint ensuite la tristement célèbre rue Lauriston, sorte d’antenne française de la Gestapo. Étrange mélange d’ex-flics et d’anciens criminels reconvertis dans la torture et le renseignement au service du contre-espionnage nazi, la Carlingue donne sa pleine mesure de 1942 à 1944, torturant et exécutant suspects et résistants pour alimenter les réseaux allemands en renseignements. Sans qu’on connaisse son rôle exact, il est certain que Violette participe personnellement aux séances de torture, en se concentrant plus particulièrement sur les femmes. Elle y gagne le surnom de « Hyène de la Gestapo ».
Cible prioritaire
Rapidement, les services anglais et les réseaux français tombent d’accord pour éliminer Violette Morris, considérée comme une menace de premier plan pour des maquis qu’elle a réussi à infiltrer à plusieurs reprises. De l’hiver 1943 au printemps 1944, les services anglais montent plusieurs opérations dont Violette se sort comme une fleur, bien aidée par la chance.
En avril 1944, ce sont les services gaullistes qui reçoivent l’ordre d’abattre l’ancienne sportive. Le 26, un commando du maquis normand Surcouf l’attend littéralement au tournant, sur une petite route de campagne. Les maquisards tirent au fusil-mitrailleur sur sa Traction avant, alors qu'elle est accompagnée d’un couple de collabos notoires et de leurs de deux enfants, victimes collatérales de la fusillade qui met fin de façon abrupte à existence étrange et agitée de Violette Morris.