Femmes combattantes #2 : Louise de Bettignies, la Jeanne d’Arc du Nord

Largement absentes de l’histoire des guerres, les femmes y ont pourtant toujours joué un rôle essentiel, et pas seulement à l’arrière. Jusqu’à la fin du mois d’août, ce blog revient sur les trajectoires de combattantes oubliées : après l’australienne Nancy Wake la semaine passée, portrait d’une Française engagée une guerre plus tôt contre les forces allemandes, Louise de Bettignies.

1914 : Lille occupée

On l’oublie, mais une partie de la France a été occupée deux fois en moins de trente ans. Si la période de l’Occupation nazie reste dans toutes les mémoires, une large partie de l’Hexagone s’était déjà retrouvée sous contrôle allemand pendant plusieurs années, de 1914 à 1918 – à commencer par la ville la plus assiégée de l’histoire de France : Lille.

A l’automne 1914, quelque semaines avant que le front ne se fige pour plusieurs années, les lignes françaises ont été largement enfoncées par les troupes de l’empereur allemand, Guillaume II. Au début du mois d’octobre, Lille s retrouve sur la route de la 6e armée. Le siège ravage la capitale du Nord : en dix jours, les bombardements abattent 1500 maisons et près de 900 immeubles. Le 13 octobre, la ville tombe : l’administration allemande s’installe aussitôt dans les locaux de la préfecture sous les ordre de deux généraux, von Heinrich et von Grävenitz. Tous les jours à 10 heures, le préfet, le maire et l’évêque de Lille rencontrent von Heinrich à la Kommandantur, tous étant instamment priés de bien vouloir collaborer gentiment avec l’occupant.

La situation est tendue, et pour cause : le front est à moins de 20 kilomètres. Les Lillois vivent au rythme des convois de militaires qui partent ou reviennent des tranchées et voient leur ville passer à l’heure allemande. Sur les photos d’époque, il ne manque guère qu’une croix gammée pour se croire en 1940-44 : des journaux allemands s’affichent dans les kiosques, les affiches, les devantures et les enseignes des commerces deviennent bilingues et les bars et les cafés accueillent les fantassins allemands qui tentent de se distraire le temps d’une permission : théâtres, opéras, cinémas réservés aux soldats (les Soldatenkino) et autres bordels se multiplient en ville. Bien souvent, ces hommes sont logés de gré ou de force chez l’habitant, les officiers se réservant les plus belles demeures.

Comme en 40, l’occupation allemande ouvre une période complexe : certains en profitent, d’autres font avec – et d’autres enfin s’organisent pour y résister. C’est le cas d’une certaine Louise, Louise de Bettignies.

Le réseau Alice

En 1914, Louise a 34 ans. La jeune femme descend d’une des plus anciennes familles nobles du Nord – ancienne mais fauchée, ce qui n’avait cela dit pas empêché Louise de suivre de solides études de lettres, de la faculté de Lille à Oxford. Frêle d’apparence, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus et sa peau pâle, Louise illustre pourtant parfaitement la formule « un esprit sain dans un corps sain ». Non seulement elle parle couramment l’anglais et l’allemand et fait mieux que de se débrouiller en italien, mais elle est aussi une sportive accomplie, bonne marcheuse, excellente cavalière et nageuse émérite.

 

Dès les bombardements d’octobre 14, Louise a fait parler d’elle. Alors que les obus s’abattent sur la ville, on l’a vue courir de partout pour transmettre des consignes, acheminer des médicaments et de l’eau, s’occuper des blessés…Il faut croire qu’elle prend goût à l’action : après la chute de Lille, Louise entre en contact avec l’espionnage français, qui ne donne pas suite à son offre de services. Pas découragée pour un sou, Louise se débrouille pour passer en Angleterre et prendre contact avec l’Intelligence Service, qui flaire le bon coup en voyant débarquer une jeune femme décidée, inconnue de l’ennemi, capable de parler quatre langues et infiltrée dans tous les milieux un peu aristos…

Les Anglais lui confient de l’argent et des contacts. Louise saisit l’occasion et crée en quelques mois un réseau d’espionnage efficace, dense et bien organisé : le service Ramble vite surnommé réseau Alice en référence à son nom de guerre. Renseignement militaire, espionnage, fausses informations, plans, documents, Louise/Alice dirige près d’une centaine d’agents : employés de chemin de fer, postiers, voituriers, médecins, prêtres… Toutes les informations recueillies sont exploitées, vérifiées et recoupées avant d’être transmises aux Anglais, soit par Louise, soit par son second - sa seconde, en fait, Marie-Léonie Vanhoutte, une infirmière de Roubaix plus connue du réseau comme "Charlotte". A elle seule, "Alice" fait plus de 40 fois le trajet vers Gand et Bruxelles occupées, d'où les renseignements et les cartes sont ensuite envoyées vers l'Angleterre. Essentiellement à pied ou en vélo...

Des Allemands sur les dents

Rapidement, les Allemands comprennent que quelque chose ne va pas dans les Flandres françaises. Sur 700 kilomètres de front, il y en a 40 où c’est un merdier sans nom : les alliés connaissent leurs mouvements en avance, savent toujours qui fait quoi, quand et où, leurs convois sont ciblés avant d’arriver vers la ligne de front…

Début 1916, le réseau Alice communique une information précieuse : l’heure et le trajet exact du train emprunté par le Kaiser lui-même, Guillaume II, venu faire un tour auprès de ses troupes dans l’espoir de les galvaniser. Il est bien accueilli : deux avions anglais lui expédient deux ou trois bombes sur le casque – sans succès, le Kaiser en est quitte pour une belle frousse. Et pique la colère du siècle.

Les Allemands mettent les bouchées doubles. A force d’efforts, le réseau Alice est compromis, peut-être infiltré. En octobre 1915, Louise a le temps de transmettre un dernier message : elle annonce aux Anglais que l’armée allemande programme une énorme opération militaire sur le front français début 1916 – à Verdun, précise-t-elle. Le renseignement est transmis à l’état-major français qui… n’y croit pas, hélas. L’attaque sur Verdun commencera en février 1916, durera 10 mois et fera 700 000 morts, très équitablement répartis d’ailleurs.

Honte allemande

Pendant ce temps-là, Louise avait fini par tomber, arrêtée au cours d’un contrôle de routine au cours duquel les Allemands furent bizarrement assez surpris de la trouver avec 7 pièces d’identité différentes sur elle.

Accusée d’espionnage, Louise est condamnée sans surprise à la peine capitale au cours d’un procès expéditif. Grâce à une campagne internationale contre les exécutions de femmes, lancée par la Croix Rouge, l’Allemagne semble d’abord faire preuve d’une relative clémence en commuant sa peine, réduite aux travaux forcés à perpétuité. Louise est transférée en Allemagne, à Sieburg. La même nuit, Joffre la fait citer à l’ordre de l’armée française, pour services rendus à la patrie.

Dans des conditions de détention qui ne font pas franchement honneur à l’armée allemande, Louise réussit à se rendre une fois de plus infiniment gênante, en persuadant toutes ses camarades de refuser de fabriquer les têtes de grenades qu’elles étaient censées assembler dans les ateliers de la prison. Elle réussit également à faire parvenir à l’évêque de Lille une lettre qui dénonce les conditions de détention imposées par les Allemands – et comme on lui refuse de l’encre, Louise l’écrit avec son propre sang.

L’Église s’émeut, la lettre fait scandale et le Vatican lui-même intervient auprès des autorités allemandes, réclamant le transfert de Louise en Suisse. Rien n’y fait : le refus allemand est catégorique. Pire, alors qu’elle est expédiée une énième fois au cachot, Louise est sciemment privée de soins après y avoir attrapé une pleurésie. Opérée in extremis d’un abcès pleural dans des conditions abominables, Louise meurt en septembre 1918, quelques semaines à peine avant l’Armistice. Elle avait 38 ans. Son corps sera rapatrié en 1920 vers la France, sur un affût de canon.

Résistante avant la lettre

Aujourd’hui enterrée à Saint-Amand les Eaux, près de Lille, Louise Marie Henriette Jeanne de Bettignies a été décorée à titre posthume d’une impressionnante série de médailles, reconnaissance bien dérisoire d’un engagement qui lui coûta la vie : croix de guerre avec palmes, chevalier de la Légion d’Honneur, Military Cross, officier de l’Empire Britannique, la « Jeanne d’Arc du Nord » (l’expression est de l’évêque de Lille de l’époque), Louise de Bettignies a longtemps disparu des mémoires. Sauf à Lille, où plusieurs écoles, rues et places honorent son nom et son calme courage.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu